La vie suit son cours régulier dans le petit village de Hallaton. Les changements que connaissent l'Angleterre des années 60 et le monde ne s'y font pas vraiment sentir. Sauf peut-être à la télévision, qui diffuse l'avancée de la conquête spatiale ou Au-delà du réel. Animaux morts satellisés et feuilleton de science-fiction troublent Fern quand elle suit les programmes télé chez son amie Judith. Car la jeune fille est davantage habituée aux rituels invariables de Megan Cullen, sa mère adoptive. Maman Cullen, âgée de soixante-dix-sept ans, est une figure éminente du village. Sage-femme dont l'expérience vaut davantage que les diplômes d'Etat, elle a libéré la plupart des habitantes en les faisant accoucher ou en se chargeant de les faire avorter. Son savoir s'étend à l'herboristerie, aux pratiques folkloriques teintées de magie quotidienne, et aux détails des coucheries touchant les notables, qu'il vaut mieux tenir secrets. Mais la guérisseuse d'Hallaton se fait vieille, et Fern devra lui succéder. Aussi se prépare-t-elle à subir la Question, sorte d'initiation qui garantira le passage et la permanence des traditions. C'est compter sans la nouveauté, à peine dérangeante au début quand des hippies viennent s'installer à proximité de la chaumière, jeunes universitaires qui s'en remettent au flower power pour s'improviser fermiers. Les bouleversements se précipitent quand Maman Cullen est hospitalisée suite à une chute provoquée. Fern se retrouve bientôt seule, ce qui revient pour elle à être entourée de gens dont elle doit éprouver l'amitié. Menacée jusque dans sa petite demeure, elle mesure les limites de l'enchantement…
D'une certaine façon, ce roman de Graham Joyce fait suite à son remarquable Lignes de vie, comme on le dirait d'un contrepoint, à la fois opposé et complémentaire. Lignes de vie décrivait, au travers d'une profusion d'existences, la permanence d'un quotidien que la guerre elle-même ne peut troubler. Les Limites de l'enchantement parle des modifications profondes qui sont le fait des temps de paix. Cette fois-ci par le biais d'un récit linéaire, histoire à nouveau de femmes dont la figure de l'accoucheuse, présente dans les deux romans, tient lieu de transition. Il incombe à Fern d'endosser ses choix, voulus ou imposés, sans autre guide que la pratique. Certains, comme la Question, n'ont déjà plus lieu d'être, car d'autres mutations sont davantage effectives. Ainsi de la découverte des garçons, Chas le hippy et le fidèle Arthur McCann, ou des hommes comme le docteur aux crèmes brûlées, suppôt du sinistre Mr Venables, directeur de l'agence immobilière aux manières doucereuses, surnommé « l'anguille de Norfolk ». Fern devra demeurer attentive, sous peine de rester bloquée à distance de l'existence qui l'attend, car il suffit de battre des cils pour que cinq minutes passent, ou toute une vie. La jeune femme apprendra à feindre tout en restant elle-même, à utiliser des grands mots comme « vertex » pour parler d'un bébé qui se présente tête la première. Heureusement, elle pourra compter sur des alliés inattendus, tels Mme Marlène Mitchell, dite MMM, puéricultrice diplômée à la démarche silencieuse, ou ce lièvre, cousin du lapin d'Alice qui se fraye un passage entre les mondes. Après avoir subi la violence des mots et des coups, Fern retrouvera l'enchantement lors de la Fête du Lièvre, durant la Ruée de la Tourte et la Mêlée aux Bouteilles, traditions qui perdurent sans être entachées par la modernité.
Un très beau roman, proche de l'imaginaire du sublime écrivain irlandais Niall Williams, auteur notamment de Quatre lettres d'amour (Flammarion) et de Comme au Ciel (Denoël), tous deux situés dans le comté de Clare. Saluons enfin le travail de Mélanie Fazi, véritable sœur en esprit du romancier, qui va bien au-delà de la simple traduction. En témoigne par exemple le rendu du cryptage des carnets de Fern, à la fois authentique création et fidélité au texte.