Lauren BEUKES
PRESSES DE LA CITÉ
384pp - 22,00 €
Critique parue en octobre 2013 dans Bifrost n° 72
Chicago, 1931. Pourchassé après avoir accidentellement tué un autre vagabond, Harper Curtis trouve refuge dans une maison abandonnée. Une maison aux propriétés bien singulières, puisqu’à chaque fois qu’il en franchit le seuil, Harper change d’époque, quittant l’Amérique de la Grande Dépression pour découvrir le monde de demain, celui de la Seconde Guerre Mondiale, du Maccarthysme ou de la fin du XXe siècle. Plus étrange encore, cette maison lui parle, et lui ordonne de tuer des femmes que rien ne semble lier à priori, pas même l’époque à laquelle elles vivent. Subjugué par ce lieu, Harper Curtis se lance alors dans une série de meurtre qui va s’étaler sur plusieurs décennies…
On avait découvert Lauren Beukes en 2011 avec le très prometteur Zoo City, roman foutraque à la croisée des genres, entre polar, SF et fantasy urbaine. Plus policé dans la forme, Les Lumineuses n’en est pas moins original. Les incessants sauts temporels auxquels s’adonne Harper Curtis donnent au parcours de ce tueur en série un côté inédit et imprévisible, tout en permettant à l’auteure de multiplier les paradoxes.
Mais si Curtis est le personnage pivot de ce récit, la romancière accorde tout autant d’importance, sinon plus, à ses victimes, en particulier à Kirby Mazrachi, la seule à avoir survécu (de justesse) à ses assauts, à la fin des années 80. Agée d’une vingtaine d’années, elle est obsédée par ce qui lui est arrivé et bien décidée à tout mettre en œuvre pour retrouver la piste de celui qui a tenté de l’assassiner. Son enquête occupe une bonne partie du roman, et permet avant tout à Lauren Beukes de dresser le portrait d’une jeune femme indépendante, tenace et débordante de vie malgré son traumatisme.
Les autres victimes de Curtis croisées au fil des pages sont tout aussi attachantes, et le sort qui leur est réservé ne nous en apparaît que plus tragique. De Zora Ellis Jordan, mère célibataire noire, soudeuse sur un chantier naval en 1943 pour subvenir aux besoins de ses enfants, à Margot, activiste politique dans les années 70, venant en aide dans la plus stricte illégalité à celles qui souhaitent avorter, de Willie Rose, jeune architecte soupçonnée de sympathies communistes au plus fort de la chasse aux sorcières, à Mysha Pathan, biologiste promise à une belle carrière, autant de vies brisées de la plus terrible manière qui soit, autant de potentialités qui ne se réaliseront jamais. Ce sont elles les Lumineuses, c’est à ces victimes qui auraient pu rester anonymes que Lauren Beukes a souhaité donner la parole et rendre hommage. Au-delà du thriller à la mécanique impeccablement huilée qu’il est, Les Lumineuses est avant tout une œuvre féministe et humaniste de la plus belle eau.