Ray BRADBURY, Julie PUJOS, Jean-Pierre HARRISON
FOLIO
480pp - 10,40 €
Critique parue en octobre 2013 dans Bifrost n° 72
Et si vous vous réveilliez et que l’humanité avait totalement disparu ? Si l’absence de télévision et de radio poussait une ville dans une folie colorée ? Si l’avenir d’un couple résidait dans un tatouage, une parcelle de peau nue laissée à l’inspiration de son conjoint ? Si la Mort venait, le temps d’une journée, discuter avec vous ?
Qu’est-ce que le bonheur ? Est-ce être seul au monde ? Devenir célèbre ? Ou bien vivre, tout simplement ? A travers vingt-et-une nouvelles écrites entre 1949 et 1964, Ray Bradbury nous embarque dans son univers aussi poétique que troublant. Chacun y est à la recherche d’un bonheur inaccessible, jusqu’à ce que l’impossible prenne forme. Terre vidée de son humanité, prêtres en quête de spiritualité, fructueuse culture de champignons sont autant de vœux de bonheur. Le tout imprégné de la patte bradburienne : une poésie mélancolique qui s’accorde à merveille aux thèmes abordés. Les rêves tournent parfois aux cauchemars, montrant le revers d’une médaille déjà ambigüe. Les nouvelles s’enchainent et le lecteur admire à la fois l’audace et le style, fluide et poétique.
Il n’est pas exclu, cependant, de se sentir un peu perdu à la lecture de certains des textes de ce recueil. En effet, si ces nouvelles ne manquent jamais d’éveiller l’attention, la prose parfois sibylline de l’auteur peut déstabiliser. Un « flottement » qui s’avère toutefois une force plus qu’une faiblesse, tant il permet au lecteur de projeter ses propres désirs dans l’interprétation du récit.
A la frontière entre les genres, Bradbury nous livre ici des nouvelles très différentes les unes des autres. Proche du conte, « On s’en va peut-être » raconte l’histoire d’un vieillard et d’un enfant de culture indienne faisant face à une menace indistincte. Dans un registre plus réaliste, « La Femme illustrée » ne manquera pas de faire sourire le lecteur devant cette femme dévouée corps et âme à son artiste d’époux. Ou encore « Ainsi mourut Riabouchinska », dans laquelle la relation entre un ventriloque et sa marionnette tend à la fusion de deux êtres en un.
Qu’est-ce que le bonheur, donc ? Une succession d’envies, de désirs, de cauchemars qui font que l’on est, tout simplement. L’attente aussi, comme dans « Celui qui attend », justement. Ou la mort, personnage admirable et succulent dans « La Mort et la jeune femme ». Le bonheur, dit-on, quelque chose comme le simple voyage à travers les pages de ce volume…
« Voici que vient la réalité. Voici que vient l’espace, le temps, l’entropie, le progrès ; voici que défilent sans cesse autour de nous un million de choses plus étonnantes les unes que les autres. » Telle est « La Machine à bonheur » de l’immense Ray Bradbury.