Angela CARTER
EDITIONS DE L'OGRE
355pp - 23,00 €
Critique parue en juillet 2016 dans Bifrost n° 83
« Il était une fois un jeune homme du nom de Desiderio qui partit en voyage et fut bien tôt complètement perdu. Quand il pensa avoir atteint sa destination, celle-ci s’avéra n’être que le point de départ d’un autre voyage infiniment plus dangereux que le premier. » Ces quelques lignes des Machines à désir infernales du Docteur Hoffman donnent un aperçu de sa riche substance littéraire – légendaire et ironique, d’une inquiétante étrangeté – ainsi que de sa fascinante intrigue. Paru aux États-Unis en 1972, cet extraordinaire roman est l’œuvre d’Angela Carter. Morte en 1992 à l’âge de 51 ans, la Britannique a composé une œuvre mêlant journalisme, théâtre, poésie, nouvelles (dont « La Compagnie des Loups » adaptée au cinéma par Neil Jordan) et romans. Alliant flamboyance stylistique, puissance imaginative et réflexion politique – notamment féministe –, l’univers d’Angela Carter compte parmi ses admirateurs Jeff VanderMeer. Le praticien et théoricien de la weird fiction a ainsi consacré un essai (inédit en français) aux Machines à désir infernales du Docteur Hoffman, selon lui « le plus beau roman surréaliste des trente dernières années. » Un jugement que le lectorat francophone peut enfin vérifier grâce à la belle traduction qu’en proposent les éditions de l’Ogre. Se déroulant en un temps peu déterminé – le récit semble s’inscrire dans un large XXe siècle – et en des lieux pareillement vagues – l’action se partage entre une Amérique et une Afrique imprécises –, le livre dépeint une version alternative et symboliste de la réalité. Soit un cadre particulièrement propice à l’épanouissement de son intrigue fantastique et métaphorique. Non seulement délirant récit de voyage, Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman est aussi le roman d’une guerre rien moins que conventionnelle opposant défenseurs de la rationalité et partisans de l’imaginaire. Ceux-ci sont emmenés par le Dr. Hoffman, inventeur d’une technologie incarnant dans le réel les fruits les plus extravagants de l’imagination. La cible des assauts hoffmaniens – fantasmes authentiquement réalisés ? illusions géniales ? – est une cité simplement nommée « la ville », dirigée par « le Ministre ». Rationaliste intransigeant, le potentat tente de libérer sa cité du « règne arbitraire du rêve. » Parmi ses affidés, le Ministre compte Desiderio qu’il charge d’aller débusquer Hoffman pour le tuer. Mais le protagoniste et narrateur du roman est un agent passablement trouble. Comme le trahit son nom, Desiderio possède un imaginaire fécond, particulièrement en matière amoureuse. À un degré tel que l’incertain agent du réalisme épouse bientôt la cause adverse. Ses incroyables pérégrinations sont autant d’occasions de s’abandonner à la force de l’imaginaire sous son aspect le plus lumineux comme le plus sombre. Les épisodes sadiens – durant lesquels Desiderio fait l’expérience tantôt volontaire, tantôt contrainte de sexualités transgressives et dominatrices – rappellent qu’une fantasmatique puissamment aliénante se tapit parfois dans la psyché. Mais l’imaginaire peut aussi être un formidable outil d’émancipation. Comme lorsqu’il permet à Desiderio de mettre en œuvre le « Je est un autre » rimbaldien en des pages ludiques et libératrices. Enfin, l’imagination est source de beauté. Ce que prouve la forme même du livre par son art de l’image, splendide et luxuriant, ou par sa brillante architecture hybridant, par exemple, le roman gothique, la science-fiction spéculative et le conte philosophique deleuzien. Prodige réflexif et esthétique, Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman constitue un singulier et passionnant chef-d’œuvre des littératures de l’Imaginaire.