Michel PAGEL
POCKET
384pp - 8,30 €
Critique parue en juillet 2006 dans Bifrost n° 43
Dans le roman de Pagel comme dans les essais de Samuel Noah Kramer, l'histoire commence donc à Sumer, en 3200 avant Christ, lors de l'apparition de l'écriture.
Le pays entre les deux fleuves est une contrée paisible jusqu'au jour où deux mages, natifs de la ville d'Uruk, reçoivent d'une sorte de Noé mésopotamien le don de l'immortalité…
Avec, par ordre d'apparition : le bon mage Alad, dont la gentillesse est « la plus grande qualité et le plus gros défaut » ; le truand Eneresh, son frère aîné, à l'ambition féroce ; et la brute Gurunkash (ça rime avec hache), âme damnée du précédent. Soit. Eneresh veut dominer le monde, pour cela il est prêt à trahir et sacrifier les siens ; Alad, bien sûr, ne l'entend pas de cette oreille, trop couard peut-être pour revendiquer sa part d'un destin glorieux. Fuyant la voracité de son aîné, Alad disparaît soudain, avalé par la terre ; Eneresh, lui, se laisse avaler par les siècles. Pendant six cents ans, il peaufine ses talents, oublié des hommes mais non de sa chère déesse Innana ; revenu à Uruk, il se dépense en complots et exactions divers, gravissant les échelons du pouvoir jusqu'à devenir le personnage le plus influent de la Mésopotamie, après le roi. Quand Sargon l'Akkadien apparaît au tournant de l'Histoire, il y voit l'occasion de mettre la dernière main à son plan de conquête. Mais là : patatras. Alad réapparaît aussi soudainement qu'il a disparu, investi lui aussi, par le Peuple des esprits féeriques, de talents surnaturels — et accessoirement d'une mission : retarder (pour leur bien) l'hégémonie des hommes sur le monde. C'est à ce point qu'entrent en scène les seconds rôles : un couple de femmes fatales inféodées aux deux frères (une dryade pour Alad, une intrigante pour Eneresh), un jeune premier un peu benêt, une maîtresse de club sado-maso, et un nécromancien amateur de chair fraîche.
Entre Tigre et Euphrate, tout ce beau monde va s'agiter, assassiner à qui mieux mieux, invoquer des démons, copuler jusqu'à épuisement, dans le but (fumeux) de dominer/sauver l'ensemble du monde connu. La B.O. semble tirée d'un album de Bal Sagoth ; le décor, d'un film avec Brad Pitt ou Christophe Lambert, rehaussé par les notes éclairées de Jean Bottéro.
Avis cependant aux amateurs de péplums à rebondissements : sous des aspects musclés, voire sanglants, le scénario fait la part belle aux ressorts de l'intellect et aux intrigues de couloir. Le duel des mages, quant à lui, est une resucée de Magic : the gathering. Eneresh joue un jeu noir pur contrôle, Alad un tricolore vert/blanc/bleu (perso, j'ai une nette préférence pour le noir pur). L'interaction entre les différents protagonistes se révèle plus subtile qu'il n'y paraît ; d'où il ressort que condition humaine et condition divine se rejoignent sur bien des points (les passions, notamment ; mais on le savait depuis les anciens Grecs). Une immense métaphore en outre traverse le roman : la certitude que tout est lié, divinité, humanité, religion, écriture ; tout est lié par le fil de la fiction. Le mythe rejoint l'Histoire. Subtile évocation, certes, mais laissant un goût d'inachevé, la faute à une fin trop abrupte. En effet, là où on s'attend à un méga règlement de comptes avec effets spéciaux, on n'aura qu'un pétard mouillé. Soyons lucides, ce parti pris scénaristique relève de la stratégie commerciale : comme le concept d'immortels se déglinguant à travers les siècles a toujours eu du succès, autant le décliner en plusieurs épisodes. C'est vrai, quoi. Au diable l'avarice.
Après Le Roi d'août, ce nouvel ouvrage de fantasy historique de Michel Pagel est une franche réussite. Fluide, imaginatif, bien rythmé et bien écrit, orné parfois de superbes envolées ironiques conjuguées au subjonctif imparfait, il se lit d'une traite, fera prendre son pied au lecteur et languir après la suite (qu'on espère rapide).