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Les critiques de Bifrost

Les Armureries d'Isher / Les Fabricants d'armes

Sam MOSKOWITZ, Alfred Elton VAN VOGT
OPTA

Critique parue en mai 2020 dans Bifrost n° 98

Inclus dans le Bill of Rights de 1789, inscrit un peu plus de soixante-dix ans plus tard au corpus principal de la Constitution provisoire des États confédérés, le second amendement de la Constitution des USA garantit le droit de porter une arme et témoigne d’une certaine méfiance des Pères Fondateurs à l’égard du monopole de la violence légitime détenu par l’État. Celui-ci est soupçonné, par essence, de vouloir attenter tôt ou tard aux libertés du peuple souverain – et de ce fait, il est sage de prévoir des arguments légaux permettant l’émergence d’un contre-pouvoir si besoin. C’est cette méfiance qui se trouve derrière l’opposition acharnée du très puissant lobby de la National Rifle Association à toute révision de cet amendement.

Van Vogt n’est pas né américain, mais sa carrière d’auteur publié dans des revues américaines, son déménagement en Californie en 1944 et sa naturalisation en 1945 constituent autant d’attaches fortes aux USA. «  Les Marchands d’armes », cycle publié – au fil des remaniements et des révisions – entre 1941 et 1952 et fait de nouvelles (associées en un fix-up, Les Armureries d’Isher) et du roman Les Fabricants d’armes, s’apparente presque à une novélisation du second amendement sus-cité.

Dans un futur lointain, l’empire d’Isher exerce un monopole de la violence légitime sur l’ensemble d’une humanité ayant colonisé le Système solaire tout entier. À la tête de cet État se trouve l’Impératrice Innelda Isher, laquelle souffre, en raison de sa jeunesse, d’un a priori de naïveté, voire d’incompétence. L’État d’Isher est par essence corrompu, les charges officielles y sont achetées ou vendues par les fonctionnaires subalternes, le crime lui-même étant sinon admis, du moins toléré par la coutume à tous les échelons de l’autorité : dans ce contexte, l’espèce humaine est en pleine stagnation, tout espoir d’ascension sociale s’avérant impossible, ou en tout cas limité aux éventuels gains par le jeu de hasard. Néanmoins, il existe un contre-pouvoir sous la forme des Armureries d’Isher, dont les magasins sont réputés inaccessibles à la soldatesque impériale – et qui vendent aux gens ordinaires des armes à la stricte vocation défensive. Les Armureries proposent aussi un service judiciaire parallèle permettant d’obtenir un recours en cas d’escroquerie, et interdisent en réalité à l’Empire de se changer en dictature totalitaire. Les grains de sable que constituent les Armureries se sont faits assez nombreux au fil du temps pour ne plus être négligeables dans les rouages de l’Empire, si bien que l’Impératrice Innelda cherche coûte que coûte à les éliminer.

Les deux livres du cycle adoptent des points de vue différents afin d’illustrer l’intérêt du second amendement évoqué plus haut. Les Armureries d’Isher propose des personnages naïfs qui découvrent cet univers truqué : voyageur temporel, candidat à l’émulation de Rastignac ou même citoyen ordinaire et bien inséré, tous auront à faire face à la corruption impériale et trouveront de l’aide auprès des services parallèles des Armureries. Le contre-pouvoir qu’incarnent ces dernières s’exerce donc ici de la façon la plus évidente et naturelle qui soit : un recours face au monolithe étatique. Au contraire, dans Les Fabricants d’armes, le lecteur suit un personnage lié à la fois aux Armu-reries et à la hiérarchie impériale : ce roman-là pose en réalité la vieille question attribuée à Juvénal – « Quis custodiet ipsos custodes ? » –, puisqu’il s’agit d’interroger la nature de l’équilibre des pouvoirs. Cet équilibre est-il spontané ? Doit-il être mesuré ou même régulé par un arbitre ? Et cet arbitre, s’il existe, quelles doivent être ses qualités ? Comment s’assurer qu’il ne cède pas lui-même à la tentation de la tyrannie ?

Offrant une SF au fond très politique, même si elle n’oublie pas lesense of wonder, « Les Marchands d’armes » souffre de son caractère daté. L’ouverture finale – avec l’acquisition par l’espèce humaine du voyage interstellaire — propose un dépassement peu convaincant du système impérial cantonné au Système solaire : quelle réelle garantie l’auteur donne-t-il que la colonisation galactique offrirait une sécurité face à une dictature déjà capable de s’exercer à grande distance ? Le style et l’intrigue ont mal vieilli, certains textes contemporains, dont quelques-uns du même auteur, se révélant plus toniques, voire passionnants. Le réel défaut des «  Marchands d’armes » reste encore son postulat incroyable que l’histoire récente des USA dément de façon sinistre : non content de n’avoir depuis 1789 jamais administré la preuve de son utilité, le second amendement y semble devenu inaliénable au point que les tueries de masse constituent le triste quotidien des habitants de ce pays… et l’on mesure ici la différence entre le contre-pouvoir des Armureries dont rêvait van Vogt et le statut partisan de la NRA qui, au gré des présidences, agit comme supplétive de la majorité ou de l’opposition.

Il n’est pas toujours légitime de reprocher son défaut de prescience à un auteur de SF, et seuls des historiens sauraient dire si l’auteur des «  Marchands d’armes » était en mesure d’envisager, à la lumière des éléments dont il disposait, le fléau que constitue la très large diffusion des armes individuelles aux USA soixante-dix ans plus tard. On peut néanmoins se dire que ce diptyque, perspective rétro-futuriste manquée, peut être laissé de côté – sauf si, bien sûr, on s’intéresse aux interrogations datées quant à la nature et à la nécessité d’un contre-pouvoir.

Arnaud BRUNET

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