Kim Stanley ROBINSON
POCKET
544pp - 9,50 €
Critique parue en octobre 2000 dans Bifrost n° 20
Après sa fameuse Trilogie martienne et S.O.S. Antarctica, voici donc le nouveau K. S. Robinson, Les Martiens. Un ouvrage qu'on pourrait présenter comme une manière de trait d'union entre ces deux œuvres, situant le début de son intrigue dans le continent glacé avant de changer de cadre pour nous projeter dans les canyons martiens.
J'ai dit « intrigue ». Il conviendrait d'employer le terme au pluriel. Car il n'y en a pas une, mais des multitudes. Et encore ne sont-elles que prétexte dans ce livre étrange qui n'est ni un roman ni vraiment un recueil de nouvelles mais plutôt un fix-up, un collage de textes qui, comme chaque tache de couleur dans un tableau impressionniste, compose un ensemble qui transcende la somme des parties réunies.
Une des forces des littératures de genre réside dans les cadres et décors infinis, radicaux, qu'elles proposent. Kim Stanley Robinson joue de cette corde avec bonheur. Ainsi place-t-il ses protagonistes dans un cadre extrême (l'Antarctique ou les déserts martiens) pour laisser leur humanité s'exprimer dans ce contexte décalé. Ici la littérature de genre, la SF en l'occurrence, rejoint la littérature tout court dans ce qu'elle a de plus fascinant : l'exploration de ce qui définit notre humanité. Car voilà en fait de quoi nous parle l'auteur, il parle de l'Homme, de ses forces et faiblesses, ses grandeurs et ses bassesses. En ce sens, le décor devient anecdotique, il n'est qu'un facteur révélateur qui permet, telle une loupe, de grossir le trait. Seulement Robinson ne se contente pas d'un décor suggéré, à peine évoqué (Mars est un nouveau Far West et chacun en a sa propre image), il n'en reste pas là. Car sa Mars est grandiose, pleine de merveilles, et c'est bien cette adéquation décor/affect humain qui fait de ce livre un grand livre. Mais pas seulement.
Au risque de me répéter, Robinson est un auteur qui peut se montrer tout simplement époustouflant de sensibilité et d'intelligence. Aussi Les Martiens ne se résume-t-il pas à la conquête d'une Mars Far West afin de nous « dire » l'Homme. C'est aussi (d'abord ?) une remarquable réflexion sur le colonialisme doublée d'un regard acéré sur la science moderne et son éthique, ses applications et son utilité dans ce futur proche ou la mort est près d'être vaincue et où les hommes vivent si longtemps qu'ils ne se souviennent plus de leur jeunesse. « La science progressait tous les jours, entraînant des changements radicaux. En médecine, surtout : la multiplication des traitements anti-viraux et anti-cancéreux, le rajeunissement des cellules repoussaient toujours plus loin la mort. […] S'ils avaient la chance d'accéder au traitement — s'ils pouvaient se le payer, en d'autres termes — ils pouvaient espérer vivre des dizaines d'années de plus. »
C'est enfin une utopie, un monde créé de toutes pièces où les hommes, riches de l'expérience terrienne, tentent d'éviter de commettre les mêmes erreurs : « [la constitution] a été écrite pour donner aux gens l'impression que la façon dont ils géraient leurs affaires n'était en aucun cas “naturelle” ou gravée dans le marbre ; les lois et les gouvernements ont toujours été des inventions artificielles, des pratiques, des habitudes. Ils peuvent changer, ils ont changé, ils changeront toujours ». Des propos d'une troublante actualité pour le public français…
On sort ébahit de cette leçon d'écriture, de la finesse de son propos, en un mot de son intelligence. Que cet ouvrage ait remporté le prix Locus n'a rien de surprenant, qu'il en reste là au niveau des prix littéraires le serait davantage. Incontournable, tout simplement.