Kim Stanley ROBINSON
FOLIO
432pp - 9,90 €
Critique parue en avril 2004 dans Bifrost n° 34
Après la sortie de Chronique des années noires, Folio « SF » en profite pour rééditer un autre ouvrage de Kim Stanley Robinson, sous une couverture plutôt élégante même si curieusement pixélisée. Publiée en 1984, Les Menhirs de glace est l'une des toutes premières œuvres du futur auteur de la très primée « Trilogie Martienne ». On y décèle déjà son intérêt pour la planète rouge, avec cette histoire de mystification de la mémoire somme toute intéressante, à défaut d'être fondamentale.
Si la quatrième de couverture insiste sur ces fameux « menhirs de glace » découverts par une expédition sur Pluton, autant savoir que cette curieuse construction ne sert que de toile de fond. Robinson (c'est son habitude) travaille autour de plusieurs personnages, via une histoire étalée sur un demi-millénaire (tout de même). Trois parties pour trois longues nouvelles, articulées autour d'une seule idée, la mémoire.
Car l'humanité vit alors un âge d'or. Les progrès scientifiques permettent désormais de vivre plus de 1000 ans, mais les choses sont compliquées par la déliquescence de la mémoire. Comment conserver son identité et son intégrité personnelles quand on oublie régulièrement les « anciennes vies » que l'on a vécues ? Que devient l'Histoire ? D'autant que cette apparente longévité n'implique pas forcément une objectivité historique améliorée. Si les acteurs mêmes de l'Histoire oublient leur participation, rien n'empêche les vainqueurs d'écrire la version officielle. Comme toujours. Comme partout.
Les Menhirs de glace débute par un journal. Celui d'Emma, aux prises avec une mutinerie dans un vaisseau minéralier. Lassés d'une vie contrôlée par le « Comité », les mutins bricolent deux vaisseaux pour foutre le camp du système solaire et aller voir ailleurs si la vie est plus belle. D'abord réticente, Emma est séduite par l'idée d'une révolte contre le Comité qu'elle méprise. Elle aide donc les mutins à concevoir un système de survie suffisant pour tenir un bon siècle. De quoi trouver une planète viable avec un peu de chance, mais surtout de quoi ne pas mourir tout de suite. Une fois la chose réglée et « l'expédition Davydov » lancée, Emma repart sur Mars avec ceux qui n'ont pas voulu joindre l'expédition, pour tomber en pleine révolution. La colonie ne supporte pas non plus le joug du Comité, et de violents combats débutent pour l'indépendance de la planète rouge. La répression est terrible et la sédition matée dans le sang. Fin de la première partie.
Situé 300 ans plus tard, la seconde partie du roman tourne autour du personnage de Hjalmar Nederland, archéologue iconoclaste qui ne croît pas à la version officielle du Comité concernant la révolte martienne. Une version douteuse qui parle de massacres perpétrés par les rebelles, ces derniers ayant lâchement assassiné femmes et enfants avant de se suicider collectivement en faisant sauter les dômes de leurs villes. Chef d'un chantier de fouilles à New-Houston, Nederland trouve des éléments de preuve concernant la véritable Histoire de la sédition martienne, dont le journal d'Emma. De déprime en déconvenues, il tente d'imposer la vérité avant d'être récupéré en beauté par le Comité qui trouve forcément une explication raisonnable. Pendant ce temps (mais pas avant la page 250, quand même), des explorateurs découvrent sur Pluton un cercle de blocs de glace inexplicable, avant de le baptiser Icehenge en référence au célébrissime Stonehenge. Spéculations folles vont bon train autour des constructeurs. Extraterrestres, Atlantes, Elvis Presley, tout y passe. Mais Nederland a son idée. Certains passages du journal d'Emma laissent penser que Icehenge a été construit par la fameuse expédition Davydov. Une version qui s'impose comme la seule valable. Fin de la deuxième partie.
Troisième partie 150 ans plus loin. Edmond Doya fait un travail historique nécessaire en partant du principe que non, vraiment non, Icehenge n'a pas été construit par l'expédition Davydov, mais relève d'une mystification historique tragique dont on ne soufflera mot ici. Vrai, pas vrai ? comment savoir ?
Long, parfois fatigant, mais toujours élégant et finalement passionnant, Les Menhirs de glace n'est certes pas une œuvre majeure, mais a le mérite d'explorer avec brio le territoire de la mémoire, de la validité de l'Histoire et du temps qui passe. « La vie est l'histoire de nos oublis », précise l'auteur avec raison et poésie…
Tour à tour magnifiques et pathétiques, les personnages illustrent bien la façon dont nous autres, pauvres humains, traçons tant bien que mal notre route à travers un espace incompréhensible et inconcevable, avant de disparaître dans le néant. Les Menhirs de glace n'est finalement qu'une parabole autour du célèbre palindrome latin « in girum imus nocte et consumimur igni ». Nous tournons en rond sans fin dans la nuit, et nous sommes consumés par le feu.