J. R. R. TOLKIEN, Christopher TOLKIEN
POCKET
427pp - 8,95 €
Critique parue en octobre 2014 dans Bifrost n° 76
Avant d’être l’auteur de Bilbo le Hobbit et du « Seigneur des Anneaux », ainsi que du « Légendaire » qui leur sert de toile de fond et ne devait être publié qu’à titre posthume, J.R.R. Tolkien était un professeur de philologie à Oxford. Ce recueil d’essais destinés dans l’ensemble à un large public (les plus pointus restent dans les publications universitaires) offre une occasion sans pareille de faire le lien entre ces deux activités de l’auteur, et éclaire sous un nouveau jour la production de fictions tolkiéniennes. On ne peut en effet s’empêcher de lire ici Tolkien à la lumière de ce que l’on en sait par ailleurs ; et, si le public de ces conférences n’en était sans doute pas conscient alors, il est clair pour qui a lu ses fictions que Tolkien, tout en menant à bien ses activités universitaires, trouve ici la matière d’un plaidoyer en faveur de son approche de la littérature d’Imaginaire.
Le volume s’ouvre sur la très importante conférence de 1936 qui lui donne son titre, et qui devait constituer un tournant dans l’exégèse de Beowulf, le fameux poème anglo-saxon. Tolkien y rejette la tentation de ne se servir de cette œuvre qu’à titre de source historique, ou de n’y voir qu’une allégorie. Il montre le « sérieux » des Monstres, et insiste sur la valeur du poème en lui-même, non seulement sur le plan de la forme, mais aussi du fond. Une lecture critique d’un genre nouveau, donc, et qui éclaire tout particulièrement les intentions de Tolkien dans sa propre production de fictions. Suit « Traduire Beowulf », qui s’intéresse aux difficultés inhérentes au rendu du poème allitératif dans un anglais moderne (on notera que la propre traduction dudit Beowulf par Tolkien vient de paraître en anglais).
Dans « Sire Gauvain et le Chevalier vert », conférence à propos d’un fameux récit arthurien, on retrouve des préoccupations assez similaires. Tolkien s’intéresse ici surtout à la question morale au cœur du texte, celle du péché et de la confession, vue au travers d’une sorte de « hiérarchie des normes » ; ce qui n’a sans doute rien d’étonnant de la part d’un fervent catholique, mais nous rappelle à bon droit que cette dimension religieuse est essentielle dans « Le Seigneur des Anneaux ».
Suit une nouvelle traduction de « Du conte de fées » (texte que l’on trouve également dans Faërie). La dimension de plaidoyer n’a sans doute jamais été aussi forte que dans cette très importante conférence, qui s’intéresse notamment aux notions chères à l’auteur de « sub-création » et d’« eucatastrophe », là encore fondamentales pour la lecture de l’œuvre fictionnelle tolkiénienne (a fortiori dans une perspective chrétienne), de même que son affirmation longuement argumentée que le « conte de fées » n’est pas en tant que tel destiné aux enfants.
On passe ensuite à des essais consacrés à la question des langues, réelles ou imaginaires (or l’on sait aujourd’hui que la création de langues imaginaires fut pour Tolkien un préalable à la constitution de son « Légendaire »). « L’Anglais et le gallois » s’intéresse au premier versant, et au goût pour la forme ; on s’attardera cependant davantage sur « Un vice secret », conférence en forme de confession, sur la création, à la fois ludique et sérieuse, de langues imaginaires, dont Tolkien donne des exemples à la fin (avec notamment un poème sur Eärendel).
Le volume se clôt, enfin, sur le « Discours d’adieu à l’université d’Oxford », qui s’intéresse notamment à la dénomination « langue et littérature anglaises ».
Fort bien construit — les essais s’enchaînent d’une manière qui fait sens —, Les Monstres et les critiques et autres essais est un ouvrage remarquable à tout point de vue. Il permet d’apprécier les différentes facettes de l’activité tolkienienne, et au final les rassemble en une même entreprise, à la fois érudite et ludique, de subcréation de langues et d’univers dans une perspective morale. Le « sérieux » de la fantasy y est affirmé avec talent, de même que son caractère « adulte ». Outil indispensable à l’analyse de l’œuvre du maître, Les Monstres et les critiques… est donc une lecture de choix pour qui s’intéresse aux soubassements théoriques des romans de hobbits et du « Légendaire ».