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Les critiques de Bifrost

Les Neuf sorcières

Les Neuf sorcières

Karen ANDERSON, Poul ANDERSON
LIVRE DE POCHE
502pp - 7,60 €

Bifrost n° 75

Critique parue en juillet 2014 dans Bifrost n° 75

[Critique commune à Roma Mater et Les Neuf Sorcières.]

Fin du IVe siècle apr. J.-C. Gratillonius, centurion en poste sur le Mur d’Hadrien, est envoyé en Armorique afin de consolider cette région, ce qui permettra au général Maxime, qui vient de se proclamer empereur, de marcher sur Rome en assurant ses arrières. Gratillonius traverse une Gaule ravagée par les barbares, mais aussi par la corruption gangrénant un empire sur le déclin, et à peine est-il arrivé dans les faubourgs d’Ys qu’il est défié par son roi, une brute gauloise qu’il tue promptement. Du coup, il se voit couronné roi d’Ys, à sa grande surprise. C’est que les neuf reines avaient suscité sa venue, désireuses qu’elles étaient de se débarrasser de leur tyran. Ys est une ancienne colonie carthaginoise qui a édifié sa puissance grâce à ses dieux tutélaires. Sise à la lisière de la terre et de la mer, la cité était menacée d’engloutissement à l’époque de César, mais la reine Brennilis a fait alliance avec le dictateur, et ce sont des ingénieurs romains qui ont bâti le bassin à seuil et les remparts qui protègent Ys des assauts de la mer.

Gratillonius se retrouve dans une situation qui sert ses intérêts, étant à la fois préfet de Rome et roi d’Ys. Il apprend à connaître et à aimer ses neuf épouses, même s’il n’a d’yeux que pour la plus jeune, la belle Dahilis. La coexistence entre Ys, vouée à ses dieux païens, son nouveau roi, adepte de Mithra, et l’empire qu’il représente, de plus en plus christianisé, ne va pas se faire sans tragédies. La plus terrible frappera Gratillonius en plein cœur : outrés par ses actions impies, les dieux d’Ys exigent que l’une des reines effectue pendant le solstice d’hiver une veille sur l’île de Sena, ce qu’elles sont pourtant dispensées de faire par gros temps. Et il faut que cette reine soit enceinte… Dahilis périra en donnant le jour à une fille, que Gratillonius réussira à sauver. Il l’appellera Dahut…

Difficile de résumer ce roman ample, plein de souffle, dont l’intrigue se déroule sur une durée de vingt ans, qui brasse quantité de personnages et décrit, en raccourci, la chute d’une civilisation, voire de plusieurs, et le conflit entre les religions. Peu à peu, on voit Gratillonius, qui réussit à maintenir la paix en Armorique et à la protéger des pirates irlandais, perdre ses illusions à propos de Maxime, son empereur en qui il découvre un tyran dévoré d’ambition. Une fois Maxime renversé, Gratillonius doit protéger Ys de ses successeurs. Si l’Empire romain est secoué de convulsions, la montée du christianisme y a plus que sa part. Quoi-que demeurant fidèle à Mithra, Gratillonius sera obligé de composer avec les chrétiens, au premier rang desquels l’évêque Martin (futur saint Martin de Tours) et, bien évidemment, l’ermite Corentin, qui deviendra le chorévêque d’Ys. Une brève mention du futur saint Patrick laisse deviner un avenir chrétien pour les habitants de l’Irlande. Mais tous les acteurs de ce roman seraient à citer, des personnages historiques faisant une apparition mémorable — ainsi le poète Ausone —, aux personnages fictifs, à la psychologie souvent complexe — tel Rufinus, le Bagaude.

Quant à son épine dorsale, il s’agit d’un thème cher à Poul Anderson : la lutte contre l’entropie, les efforts d’un homme pour préserver les siens du chaos, la tentative pour bâtir un domaine unifié et pacifié où pourra s’épanouir une civilisation digne de ce nom. Sur le plan stylistique, on est plus proche des romans historiques d’Anderson que de ses romans mythologiques. Cette orientation se retrouve dans l’écriture, fortement classique, et dans la narration, qui joue beaucoup sur le rythme des saisons, l’évocation de bonheurs domestiques, le feu de la passion éveillant les sens d’un personnage jusque-là ordinaire. Les traits saillants de Gratillonius sont ceux du héros andersonien typique. Son combat est celui de Dominic Flandry : retarder le plus possible la venue de la Longue Nuit, préserver pour les siens un domaine qui soit à l’abri des bouleversements du monde.

Il est regrettable que ce grand roman historique — la fantasy n’y est que suggérée — ait vu sa parution interrompue en France après son deuxième épisode. Espérons que ce n’est que partie remise.

Jean-Daniel BRÈQUE

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