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Les critiques de Bifrost

Les Ombres

Les Ombres

Neil JORDAN
L'OLIVIER
372pp - 21,00 €

Bifrost n° 47

Critique parue en juillet 2007 dans Bifrost n° 47

Au début, on est un peu inquiet : un roman de Neil Jordan, le cinéaste ? Le réalisateur, entre autres, de The crying game, et d'Entretien avec un vampire ? Ah bon, il écrit aussi ? Et on se demande si ce n'est pas un caprice d'enfant gâté d'Hollywood. Il faut dire que dans la catégorie « roman écrit par un cinéaste célèbre », on a lu tout et n'importe quoi. Et on se souvient — avec un frisson d'horreur rétrospectif ! — du récent Fountain society, le « roman » de Wes Craven : rien moins qu'un torchon usagé que Stephen King aurait pu écrire en cinq minutes top chrono, un soir de cuite sévère. Bref, on est un peu méfiant. Eh bien, pour cette fois au moins, on a tort. On commence à lire Les Ombres, et au bout de seulement quelques pages, l'évidence s'impose : Neil Jordan est également un écrivain, un vrai. Et qui ne manque pas d'ambition. Car Les Ombres n'a rien d'une œuvrette facile et racoleuse. C'est un roman ample, violent, complexe. Un de ces romans qui peut agacer ou fasciner, c'est selon, mais qui ne laissera personne indifférent.

La première phrase, simple et énigmatique, donne tout de suite le ton du récit : « Je sais exactement quand je suis morte. » Celle qui s'exprime ainsi, c'est Nina Hardy, une actrice de cinéma. Le quatorze janvier 1950, elle est sauvagement assassinée par son jardinier et ami d'enfance, George. Il se débarrasse du cadavre, après l'avoir décapité, en le jetant dans une fosse septique. Un meurtre horrible, mais qui ressemble étrangement à un acte d'amour. Pour Nina Hardy, le temps s'arrête. Mais au-delà de sa mort physique, tout le reste continue. Le passé, le présent et le futur ne forment plus qu'un. Elle comprend qu'elle a toujours été son propre fantôme. Et c'est tout l'enjeu de ce surprenant roman. La vie de Nina défile alors devant ses yeux, comme un film. Un film dont elle est à la fois actrice et spectatrice, depuis toujours. Car son propre fantôme a sans cesse été là, présent, depuis le début, depuis sa naissance. On l'aura compris, le parti pris qu'adopte Neil Jordan, dès les premières lignes du roman, n'a rien d'évident. C'est même un pari narratif assez osé, et qui exige du lecteur une concentration maximale. La suite est pourtant beaucoup plus « classique » : en 1900, Nina a trois ans. Elle vit en Irlande, à Bartlay House, la vaste demeure de ses parents. C'est une petite fille fantasque, à l'imagination galopante, et qui vit perpétuellement dans une sorte de réalité parallèle. Entre contes et légendes, Nina s'invente des histoires et parle régulièrement à une mystérieuse amie secrète, une présence fantomatique qu'elle est la seule à voir. Elle fait ensuite la connaissance de Janie et de son frère George, un garçon un peu simplet. Puis c'est l'arrivée à Bartlay House de Gregory, demi-frère de Nina, dont elle ignorait jusqu'alors l'existence. Ces quatre enfants sont vite inséparables. Et au fil des années, au sein de cet étrange quatuor, des relations amoureuses apparaissent. Mais la guerre y met fin. George et Gregory s'enrôlent dans l'armée. Nina avorte, et part pour Liverpool, où elle entame une carrière d'actrice…

Les Ombres n'est donc pas seulement un très beau portrait de femme en quête de son identité, c'est aussi une vaste saga qui s'échelonne sur une cinquantaine d'années. Entre classicisme et modernité, Neil Jordan ne choisit pas vraiment. Le texte est d'ailleurs truffé de références — directes ou indirectes — à la littérature du XIXe siècle (Charles Dickens, Henry James, Emily Brontë…), et peut presque se lire comme un remix modernisé des Hauts de Hurlevent. C'est surtout un roman qui se mérite, car Neil Jordan ne ménage pas son lecteur : d'une page à l'autre, on change brutalement d'époque, de point de vue. Et avouons-le, il n'est pas toujours facile de s'y retrouver dans ce récit qui nous est livré façon puzzle. Mais pour tous ceux qui auront le courage de se plonger dans ce maelström de 367 pages, on peut parier que l'émotion sera au rendez-vous. Car Neil Jordan, en tant qu'écrivain, a du souffle. Il parvient surtout à entretenir, tout au long du récit, un climat très particulier : brutal, chaotique, envoûtant et largement teinté de surnaturel. Entre rêve et réalité, toute la magie de l'Irlande est là, et bien là. Et c'est sans doute ce qui donne à ce roman une tonalité unique, vibrante, à laquelle il est difficile d'échapper, même une fois le livre refermé. Les Ombres est une œuvre qui impressionne durablement. À tel point, d'ailleurs, qu'on finit par se poser la question : est-ce que finalement Neil Jordan n'est pas meilleur écrivain que cinéaste ? Le débat est ouvert…

Xavier BRUCE

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