Ellen HERZFELD, Gérard KLEIN, Dominique MARTEL, Jean-Pierre ANDREVON, Jean-Jacques NGUYEN, Vittorio FRIGERIO, Sylvie DENIS, Francis VALÉRY, Jean-Jacques GIRARDOT, Jean-Claude DUNYACH, Olivier PAQUET, Philippe CURVAL, Matthieu WALRAET, Alain LE BUSSY
LIVRE DE POCHE
7,60 €
Lire une préface de Gérard Klein (et je ne doute pas que celle de ce volume, non signée, ne doive beaucoup à sa plume), c'est toujours admirer à l'œuvre une intelligence critique — aiguisée, acérée, tranchante. Voici par exemple résumée en trois lignes toute la problématique de la S-F française et de sa perception par le public, lecteurs de Bifrost exceptés, bien sûr : « La science-fiction française est en général plus intellectuelle, plus conceptuelle, plus littéraire, que ses sœurs britannique ou américaine. Il y aurait chez les auteurs français comme une difficulté à se représenter l'avenir et une très grande diversité et subtilité dans les façons d'éviter sa rencontre. » On ne saurait mieux dire, et je n'en veux pour preuve que la vogue, un peu lassante désormais, du steampunk — ou comment, même avec talent, même avec passion, faire trop souvent du réchauffé avec du vieux…
Que trouve-t-on donc dans ce déjà sixième volume de la Grande Anthologie de la science-fiction française ? Eh bien, un beau mélange d'habitués de la série et de nouveaux venus, de jeunes et de moins jeunes, et une qualité textuelle assez constante, malgré quelques nuances. (Des goûts et des couleurs, hein ? On connaît la chanson.) Voyons cela dans l'ordre.
Andrevon donne avec « CHAPO » un texte andrevonien, ce qui ne surprendra personne, une farce noire, noire comme le(s) cafard(s). « L'Ultime réalité », de Jean-Jacques N'Guyen, marie théorie quantique et abysses lovecraftiens, jolie gageure tenue avec aplomb. Vittorio Frigerio, qui, s'il n'est pas un pseudonyme, est un auteur suisse publié au Canada, donne avec « Bis » un texte sur la manipulation du passé/de la mémoire, écrit un peu à la charrue, mais que son originalité et son ambition rachètent plutôt. « Hôtels », de Sylvie Denis et Francis Valéry, joue sur le registre, un peu convenu désormais, du languissant à la Ballard ; je suspecte ces deux zigotos de s'être beaucoup amusés à calibrer leur nouvelle pour Alain Dorémieux, auquel ils l'ont vendue, et ce dernier de l'avoir acceptée sans être dupe, mais, là, c'est le style qui emporte le morceau. Jean-Jacques Girardot, dans « L'Éternité, moins la vie », livre un texte bâti sur une idée-force, à l'anglo-saxonne, ici la possibilité de reconnaître le statut d'être vivant à une intelligence virtuelle, et il s'en tire avec les honneurs, malgré une pirouette finale plutôt abrupte. « La Stratégie du requin », de Jean-Claude Dunyach, poursuit dans un registre voisin, mais s'embourbe un peu dans une narration verbeuse, que rachète toutefois une dernière phrase simple et idéale.
Il y a dans « La Première œuvre », d'Olivier Paquet, une cassure de la narration qui me dérange, et la thématique de l'art me paraît un peu trop prégnante dans la S-F française, mais… comment le dire sans passer pour un cuistre ?… il y a là, aussi, une volonté de bien faire qui n'est pas si répandue parmi les jeunes auteurs. Philippe Curval, lui, fait bien, et très bien, depuis longtemps, et « Canards du doute », variation sur un thème bradburyen (les mots remèdes aux maux), ne dépare en rien sa riche bibliographie. On retrouve un nouvel auteur, Matthieu Walraet, avec « Le Prix du pardon » ; j'admets volontiers qu'une certaine surdose de cléricalisme, ces temps-ci, me pousse à une coupable… indulgence envers cette vignette plus amusante que marquante. « Craqueur », d'Alain Le Bussy, est un texte classique, simakien, disons, ce qui n'est pas un défaut ; narration solide, ouvrage d'artisan doué. (D'ailleurs, il faudrait à notre S-F plus d'artisans et moins d'artistes. Si, si.)
Le recueil s'achève sur un bouquet final de quatre longs récits qui sont, dans des registres divers, parmi les plus beaux qu'ait produits le domaine dans notre langue, des textes qui seraient tout à fait à leur place sur une liste de prix Hugo ou Nebula. Tout d'abord, « Ce qui n'est pas nommé », de Roland C. Wagner, appartient à sa veine exotique, qu'illustrent par ailleurs ses deux space opéras chez l'Atalante ; c'est aussi une réflexion lancinante sur le prix et la valeur du savoir, et peut-être bien la nouvelle de l'auteur la plus aboutie. « La Fin du big bang », de Claude Ecken, ravit par sa déclinaison fascinante et subtile du thème pourtant fort rebattu des univers parallèles. Ugo Bellagamba use des codes du steampunk dans « L'Apopis républicain » afin de mettre en scène avec une grande maestria pour un écrivain alors encore très vert un futur alternatif au goût doux-amer d'illusions brisées. Et « Nulle part à Liverion » de Serge Lehman réussit à se trouver en phase d'une part avec l'actualité européenne la plus récente et, d'autre part, avec le sommaire de ce numéro, puisqu'on pourrait résumer ce vrai chef-d'œuvre par deux formules chères à Michel Jeury — ceux qui ne voient pas lesquelles n'auront qu'à nous poser la question.
En fin de compte, voilà un panorama varié, dont la richesse laisse un peu rêveur quand on considère que la sélection se limite (en trichant un peu) à cinq années de production. S'il y a encore des esprits chagrins pour dénigrer la S-F d'expression française après avoir lu cette anthologie… qu'ils crèvent.