Les Plus qu’humains est le plus célèbre roman de Theodore Sturgeon avec Cristal qui songe. Son titre (a fortiori en français ?) semble l’inscrire dans la vague des romans décrivant des personnages mutants constituant une nouvelle étape dans l’évolution de l’humanité, mais l’approche de l’auteur s’avère bien vite autrement subtile et complexe, bien éloignée des Slans de Van Vogt, par exemple. Il s’agit par ailleurs d’une science-fiction du présent, et (presque) sans boulons.
Comme souvent, le roman trouve son origine dans une nouvelle – assez longue, « Bébé a trois ans » –, laquelle avait suscité un certain écho. Il s’agit d’y adjoindre deux autres récits de longueur équivalente, et qui l’entourent. Les Plus qu’humains est donc une sorte de fix-up qui procède en trois temps – chaque récit étant séparé des autres par plusieurs années, et ayant ses caractéristiques propres, y compris stylistiques et narratives.
Le premier récit introduit divers personnages, mais l’un d’entre eux attire plus particulièrement l’attention, « L’Idiot de la fable » pour en reprendre le titre : Tousseul, un simple d’esprit qui s’avère peut-être pas si bête. Et qui dispose en tout cas d’étonnantes facultés psychiques (télépathie et suggestion), dont il n’ose pas toujours faire usage. Sa vie est essentiellement solitaire, excepté ce bref moment durant lequel il trouve asile auprès des Prodd, de sympathiques fermiers en mal d’enfant ; c’est que sa condition ne lui permet pas vraiment de s’intégrer dans la société « normale ».
Et il va être amené à rencontrer d’autres de ces parias, des enfants dotés de facultés différentes des siennes mais non moins étonnantes : Janie la télékinésiste, les jumelles (noires) Bonnie et Beanie, qui maîtrisent la téléportation, enfin « Bébé », nourrisson dit « mongolien » et condamné à ne jamais grandir, mais dont le cerveau possède en fait l’efficacité d’un ordinateur extrêmement puissant. Ensemble, dans la cabane construite par Tousseul au milieu des bois, ces êtres, incapables de s’intégrer à un monde qui ne les comprend pas et qu’ils ne comprennent pas davantage, découvrent que leur association relève d’une forme de symbiose qui « gomme » leurs défauts individuels pour constituer un tout supérieur à la somme des parties ; ce n’est pas individuellement qu’ils sont « plus qu’humains » (ils seraient même plutôt « moins qu’humains »), mais seulement dans leur association – ils sont alors « l’homo Gestalt », unique pour l’heure, et d’autant plus fragile, mais éventuellement appelé à succéder à l’homo sapiens.
L’utopie de ce Walden mutant est cependant menacée : la mort de Tousseul affecte littéralement l’homo Gestalt comme la perte d’un organe. Gerry, que Tous-seul avait emmené à la cabane et désigné pour lui succéder (il dispose de facultés télépathiques proches des siennes), est un garçon assez rude – le résultat d’une enfance cauchemardesque, dans des institutions qui lui ont fait subir mille maux sans jamais véritablement tenter de le socialiser. Un drame l’amène à consulter un psychiatre – et la séance, très dense, révélera au lecteur, sinon à Gerry, qu’il manque quelque chose à l’homo Gestalt. La troisième et dernière partie du roman montrera comment cette ultime dimension, très différente, via un dernier personnage (fou ?) du nom de Hip Barrows, permettra enfin au groupe des parias de se sublimer, d’atteindre à une véritable plénitude – celle de l’individu en société.
Les Plus qu’humains s’inscrit tout naturellement dans la bibliographie de Sturgeon, en développant des thèmes que l’on croise souvent dans d’autres récits : la solitude, notamment, mais aussi, en contrepoint, la vie en société, la morale et les interdits, etc. – outre des personnages d’enfants très réussis dans les deux premières parties. Le roman a cependant, en définitive du moins, quelque chose de positif, d’enthousiasmant – qui ne coule peut-être pas autant de source ? À voir… Sturgeon sait émouvoir, par ailleurs – la relation de Tousseul avec les Prodd, notamment, produit de très belles pages, très délicates. La vague dimension « technologique » du roman convainc sans doute bien moins, comme un greffon un peu trop… artificiel, mais l’ensemble demeure avant tout subtil et beau.
Ou du moins est-ce le cas en version originale ? La traduction française de Michel Chrestien, sans cesse reprise depuis 1957, est hélas parfaitement affreuse… Semble-t-il lacunaire, en tout cas lourde et confuse, elle dessert considérablement le roman de Sturgeon, au point, finalement, d’en rendre la lecture un peu pénible – voire plus que ça. « Bébé a trois ans », avec sa structure alambiquée, contient en français des séquences à la limite de l’incompréhensible. Pire encore, le traducteur ne semble en fait pas comprendre ce qu’il traduit, à plusieurs reprises – et Les Plus qu’humains n’est pas avare de notions plus complexes qu’elles n’en ont l’air, concernant la nature même de l’homo Gestalt, ou, dans la troisième et dernière partie, le discours sur la morale et l’éthique. La lourdeur de l’expression est patente et achève d’agacer le lecteur. On devine, derrière les maladresses et le je-m’en-foutisme, le génie de Sturgeon, mais on n’en souffre que davantage à la lecture de cette version française au rabais. Lire Les Plus qu’humains s’impose – mais en anglais ou dans une vraie traduction française : c’est semble-t-il prévu, et sous la houlette de Pierre-Paul Durastanti, qui plus est, enfin !