Les lecteurs de La Fleur de Dieu savaient à quoi s’attendre : Les Portes célestes promettaient d’aller plus loin, que ce soit dans la réinterprétation du schéma dunien, dans la confrontation entre matérialisme et spiritualité, et dans la critique des systèmes sociaux monolithiques sans cesse réinventés pour le malheur du monde – à moins que ce ne soit l’hybris de quelques-uns qui parvienne toujours à les imposer au plus grand nombre. Jean-Michel Ré ne déçoit pas et tient les promesses du premier opus de sa trilogie : pour aller plus loin, il fallait faire plus intense, plus violent, plus cruel et plus dantesque. Force est de constater que sur le plan du divertissement pur, l’auteur fait mieux qu’attendu : les scènes de combat, chorégraphiées à la seconde près, donnent l’impression que Hypérion figure aussi parmi les dettes littéraires de ce livre ; les phases toniques sont séparées par les nécessaires temps de repos destinés à introduire de nouveaux concepts. Les Portes célestes se paye même le luxe d’offrir à son lecteur un temps de tension croissante morcelé entre plusieurs chapitres où les masques tombent et où le Seigneur de Latroce – principal ennemi de l’Empereur – en vient à révéler son dessein.
C’est ici que le schéma dunien évoqué se voit réinterprété d’une façon plus originale qu’on ne l’attendait. Le Messie de Dune est la véritable fin de Dune : le triomphe militaire et politique de Paul Atréides n’était qu’une étape qui devait le conduire au sacrifice de son individualité ; sa déchéance et son départ au désert ne sont qu’un sacrifice d’un autre genre imposé parce qu’il refuse d’accomplir son destin et en transmet la lourde charge à son fils Leto II. Ici, la débâcle militaire qui guette l’Empire de Chayin X et entraîne son effondrement sont la conséquence d’un triple échec : celui des religions établies qui – à cause des effets psychotropes de la Fleur de Dieu – ont renoncé à la notion de salut et se sont faites matérialistes et sécularisées ; celui de la science officielle qui a endossé les oripeaux de la religion – hommage transparent à la Sainte Église Industrielle de L’Incal — et s’est de toute façon dévoyée dans le commerce de ses propres inventions ; et celui d’un pouvoir impérial qualifié de paresseux, où l’Empereur prolonge son règne depuis une éternité sans réel projet politique… Si les causes de la sclérose ne sont pas identiques à celles que Frank Herbert avait choisies pour son propre Imperium, l’erreur pour Jean-Michel Ré aurait été d’introduire dans son intrigue un personnage messianique et donc de réécrire Dune : c’est ici que le schéma du livre trouve son originalité, car ce qui fait tomber l’Empire n’est rien d’autre, au fond, que le refus de toute forme de pouvoir centralisé. Le système malade suscite en effet sa propre opposition : l’Empereur voit son Seigneur de la Guerre s’imposer comme pouvoir concurrent (ou non) ; les scientistes voient leur monopole le plus précieux brisé par le piratage d’une faction anarchiste ; les religions organisées se voient incapables d’expliquer l’anomalie que constituent le maître soufi-shinto Kobayashi et son mentor, l’Enfant.
Aux trois piliers du système impérial condamné, Jean-Michel Ré oppose donc trois groupes distincts – et qui, bien qu’alliés objectifs, ont malgré tout des antagonismes – dont la pensée se voit teintée d’anarchisme à un degré ou à un autre : anarchisme nihiliste du Seigneur de Latroce et de ses clones, anarchisme goguenard aux méthodes parfois criminelles de la Fawdha’Anarchia, anarchisme idéaliste et spirituel de l’Enfant et de ses disciples. La leçon de l’auteur est claire : il n’y a ni tribuns, ni chevaliers blancs, ni messies, et si l’on prétend faire tomber un Empire, mieux vaut que ce ne soit pas pour en construire un autre. Le propos, cohérent, mérite bel et bien d’être entendu – surtout de nos jours –, et s’il s’éloigne quelque peu des idées de Frank Herbert, il ne dénature pourtant pas le décor d’inspiration dunienne adopté par son auteur.
Le lecteur découvrira au terme de ce livre un abondant glossaire qui permet de prolonger mais aussi d’enrichir l’expérience de La Fleur de Dieu : au-delà de quelques détails d’ordre civilisationnel, il offre aussi, par moments, un éclairage sur la suite que l’auteur compte donner à ce volume central. En effet, si l’anarchie semble avoir gagné à la fin des Portes célestes, la question est posée de savoir à quoi au juste va ressembler le nouveau monde humain. Détruire est simple, reconstruire souvent complexe, et c’est peut-être là que se trouve la difficulté du projet littéraire de Jean-Michel Ré, car faire une proposition revient à sortir de l’ambiguïté : on en conviendra, ce moment-là est toujours délicat…