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Les critiques de Bifrost

Les Portes de la Maison des morts

Les Portes de la Maison des morts

Steven ERIKSON
LEHA
25,00 €

Bifrost n° 93

Critique parue en janvier 2019 dans Bifrost n° 93

Très vite, après Les Jardins de la Lune, les éditions Leha poursuivent «  Le Livre des Martyrs » avec ce copieux deuxième volume — mais peut-être auraient-elles dû prendre davantage de temps ? Car, à vouloir précipiter les choses, elles ont accouché d’un pavé proprement illisible… du fait d’une traduction catastrophique.

Nous y reviendrons, croyez-le bien, car ce sera là le point central du présent papier – le chroniqueur devant ici faire un aveu rarissime : il a jeté l’éponge à la page 380 ; plus rien, à ce stade, ne pouvait sauver le livre…

Quelques mots tout de même quant à l’histoire – ce qui n’est pas évident : l’auteur, décidément, ne prend pas le lecteur par la main, et l’immerge sans plus attendre dans un univers très complexe. En outre, Les Portes de la Maison des Morts n’est pas tout à fait une « suite » du tome 1 (ce qui serait plutôt l’objet du tome 3 à venir) : si l’on en retrouve quelques personnages, des « Brûleurs de ponts » désormais considérés comme des traîtres à l’empire malazéen, l’action prend place sur un autre continent, Sept-Cités, avec quantité de nouveaux « héros  ». Là-bas, la révolte gronde, sous la forme d’une antique prophétie apocalyptique appelée à se réaliser sous peu : le Tourbillon balaiera les envahisseurs malazéens, quitte à emporter tout un monde avec lui. Mais Steven Erikson ne saurait s’en tenir à ce vaste tableau d’ensemble, et met régulièrement l’accent sur des trames plus resserrées, comme l’emprisonnement, puis l’évasion rocambolesque d’un trio de personnages bigarrés incluant Félisine, la propre sœur adolescente de l’Adjointe Tavore, ou la quête hermétique de deux vagabonds hors-normes dans un monde magique où les Garennes antiques paraissent plus que jamais porteuses de menaces oubliées, tandis que des changeformes à demi fous répondent à un mystérieux appel…

La trame est complexe, oui — et on y devine une certaine grandeur, propre à cet univers de fantasy épique très coloré, où les dieux et la magie relèvent du quoti-dien. La retraite façon « Longue Marche » de Coltaine est typique de cette démesure fascinante, et devrait à elle seule constituer un monument du genre, mais le lecteur devrait aussi apprécier, outre les plans tortueux et fous des « Brûleurs de ponts », l’alliance contrainte des prisonniers des mines d’otataral, ou le caractère subtilement non humain de Mappo et Icarium.

Mais non… Parce que, en l’état, ce livre est proprement illisible. En effet, à Emmanuel Chastellière, traducteur du premier tome, succède ici Nicolas Merrien, qui a porté le projet de cette édition, les deux traducteurs alternant les volumes ; hélas, si son enthousiasme est admirable en tous points, et si ce projet éditorial avait tout pour allécher, sa compétence en tant que traducteur est au mieux douteuse – mais il serait sans doute bien injuste de lui faire porter tout le blâme, tant, à ce stade, c’est bien d’un problème d’édition qu’il s’agit.

Tout y est : faux amis, anglicismes (passons sur les « yep », c’est plus difficile pour les « marines », mais « impacter » est rédhibitoire), calques, confusions, répétitions (dont de nombreux visages qu’on dévisage et lignes qu’on aligne), lexique inapproprié (car tordu, souvent : « stuporeuse », « dessicative », « trémuler », quand un vocabulaire plus simple aurait été bien plus pertinent  ; mais on trouve aussi des emplois malvenus de mots plus banals, comme « désinvestir » ou encore « contention » ; sans parler des tournures tristement récurrentes : « trahir » quelque chose ou « témoigner de » quelque chose, dans le sens de révéler, ou « donner voix à… », systématiquement mal employées), ruptures de ton, grammaire acrobatique, orthographe malmenée (coquilles ou pas : « tache » est à peu près systématiquement écrit « tâche », etc.) — autant de fautes, de traduction ou parfois même de français (dont au moins un magnifique « malgré que »), qui plombent le texte à absolument chaque page, et produisent une même impression globale de lourdeur propre à faire saigner les yeux et les oreilles. D’où des abominations comme « l’eau alourdie de sédiments se soulevait en de turgides tuméfactions qui semblaient réticentes à aller où que ce soit  », ou encore « le tambour résonnait, répondant au tonnerre sus-jacent en témoignant d’une patience mesurée et impavide », sans même parler de « va-t-on devoir pénétrer cette profusion humaine ». Et, quand le texte anglais se montre délibérément un peu obscur, lors de scènes « bizarres », cela débouche sur des… trucs parfaitement imbitables (« La clairière fut en proie à une violence crispée, promesse d’une certitude qui s’annonça par l’effondrement soudain des branches couvertes de mousse . »).

Le lecteur veut bien faire quelques efforts, car il sent, derrière cette façade peu ragoutante, un roman de fantasy ambitieux et qui en vaut la peine. Mais chaque page est plus pénible que la précédente, et les illusions s’effondrent avant l’heure. Une énorme frustration, en somme. Tant on voulait y croire, à cette édition – mais on n’ose plus, après s’être infligé un peu moins de la moitié de ce deuxième tome. Encore raté…

Bertrand BONNET

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