Prépublié en feuilleton dans The Strand Magazine de décembre 1900 à août 1901, Les Premiers hommes dans la Lune est une des scientific romances chères à l’auteur anglais. Au canon de Jules Verne succède la cavorite, sans doute parmi les plus connues des matières inventées par la SF. Elle est l’œuvre du scientifique Cavor, savant génial mais un brin toqué, au risque de détruire entièrement son laboratoire. Il s’associe toutefois avec Befdord, un industriel qui entrevoit tout le bénéfice qu’il pourrait tirer de cette nouvelle matière. Car la cavorite permet rien moins que de s’affranchir de la gravité, ce qui a un intérêt économique évident. Mais, pour vérifier définitivement ses capacités, rien de mieux que d’expérimenter soi-même : voici nos deux acolytes embarqués dans une sphère recouverte de stores de cavorite, qu’on peut actionner différemment pour guider le véhicule. Après les bizarres sensations nées d’un voyage en apesanteur, les voici arrivés à proximité de la Lune. Ils décident alors de tenter le tout pour le tout et d’alunir ! Sur place, les surprises se succèderont : l’air est respirable ; lors du lever de soleil sur la Lune, l’astre se recouvre d’une végétation luxuriante invisible de la Terre ; enfin, si on n’a jamais observé de vie sur la Lune, cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas… Car les Sélénites existent bel et bien, ils ont même développé une société complexe hyper codifiée, et plus avancée que la nôtre à bien des titres… et tout cela dans des galeries souterraines !
Sans doute un brin moins connu que La Guerre des Mondes, La Machine à explorer le Temps ou L’Île du Docteur Moreau, Les Premiers hommes dans la Lune s’inscrit pourtant dans la droite lignée des précédents romans de Wells : une œuvre romanesque au contenu scientifique indéniable. Certes, tout n’est pas rationnel : la cavorite paraît un brin miraculeuse, la végétation et la vie sélénites semblent bien improbables, tant on aurait dû les observer depuis longtemps, même en 1900… Mais Wells ne néglige pas la plausibilité de son récit : le voyage de la Terre à la Lune se fait en apesanteur, dont les effets sont assez minutieusement décrits ; le port non-obligatoire du scaphandre est justifié scientifiquement (prends-en de la graine, Ridley Scott, toi qui as commis Prometheus !) ; et la civilisation sélénite est parfaitement cohérente, répartie en castes définies selon la fonction à assumer au cours de son existence. Même si on nage en pleine fantaisie, celle-ci repose sur un substrat crédible ; on n’oubliera pas de sitôt ces hommes-insectes à la tête disproportionnée ! Le plus intéressant tient certainement au fait que, bien que nous soyons ici dans un voyage extraordinaire que n’aurait pas renié Jules Verne — lequel est par ailleurs cité —, la destination s’avère tout sauf idyllique. La société lunaire est en effet une vraie dystopie, rigide, totalitaire, immuable ; on l’imaginera d’ailleurs sans mal comme une projection déformée de la vie anglaise de l’époque, et des craintes nourries par Wells quant au futur tel qu’il le prédisait. Ainsi le récit agit-il comme une alerte à destination de ses lecteurs : méfiez-vous de ce que vous voulez faire de votre société, car elle risque fort de finir comme celle que vous avez sous les yeux dans ce roman.
Pour finir, on signalera l’astuce finale de narration : racontée du point de vue de Bedford, l’histoire aurait dû s’arrêter lorsque celui-ci regagne la Terre, laissant derrière lui Cavor. Pourtant, ce dernier réussira à faire parvenir des nouvelles, et à laisser planer une ultime menace (qu’on retrouvera dans les pages du présent Bifrost, mais sous la plume d’un autre anglais, Stephen Baxter).
Publié à l’aube du XXe siècle, ce roman connaîtra une influence durable : adapté trois fois (par Méliès en 1902, Gordon et Leigh en 1919, Juran en 1964), il sera source d’inspiration pour C.S. Lewis dans Le Silence de la Terre, et la cavorite réutilisée à plusieurs reprises, par Vernor Vinge par exemple, ou encore dans La Ligue des Gentlemen Extraordinaires. Un classique.