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Les critiques de Bifrost

Les Quatrièmes Demeures

Jean-Paul DUCHAMP, R. A. LAFFERTY
ZANZIBAR
304pp - 19,00 €

Critique parue en octobre 2010 dans Bifrost n° 60

Cette réédition a l’allure d’un miracle. Cela faisait exactement un quart de siècle que Lafferty avait disparu du paysage éditorial, plus aucune nouvelle édition ni réédition depuis 1985, date de publication du roman Les Annales de Klepsis chez Denoël, dans une excellente traduction d’Emmanuel Jouanne. Il convient de le préciser car Lafferty est un auteur difficile à traduire et les précédentes publications de l’auteur n’ont pas toutes bénéficié du même traitement. D’où l’intérêt d’une traduction revue et corrigée de ces Quatrièmes Demeures. Les Annales de Klepsis et le recueil Lieux secrets et vilains messieurs (Denoël, 1978) étaient les deux seuls ouvrages encore disponibles de l’auteur. Alors nous ne pouvons que rendre grâce aux éditions Zanzibar qui prévoient également de rééditer les trois autres romans publiés dans les années 70 : Le Maître du passé, Les Chants de l’espace et Autobiographie d’une machine ktistèque ainsi qu’un omnibus de nouvelles dont certaines inédites et, dans un second temps, les mythiques romans Devil is dead et Not to Mention Camels.

Pour se convaincre que Lafferty est un auteur à part, il suffit de lire la présentation qui en est faite sur le site de Zanzibar : « En 1960 à l’âge de 45 ans, et alors qu’il a derrière lui une carrière bien remplie d’ingénieur, Raphaël Aloysius Lafferty prend deux décisions : ne plus s’arrêter de boire et ne plus s’arrêter d’écrire. Il a tenu parole. » Ce qui le conduit vingt ans plus tard à 32 romans, 240 nouvel-les et une série d’accidents cardiaques.

Alors que dire maintenant, plus exactement, de ces Quatrièmes Demeures ? Essayer d’en faire la synthèse serait un peu vain, car comme le précisait Jacques Sadoul en 1973 dans son Histoire de la science-fiction moderne : « Il est à peu près impossible d’en résumer le thème en moins de mots que ne compte le roman. » On peut bien sûr dire qu’il s’agit d’une histoire de télépathes, les sept Moissonneurs, qui veulent dominer le monde, et d’un homme, Freddy Froley (le héros ?), qui va essayer de s’y opposer. Les Moissonneurs s’emparent des esprits pour orienter la réalité et modifient un tas de choses, comme… la forme des oreilles, par exemple ! Ils sont sous la protection de Thérèse d’Avila et d’une autre société secrète, les patricks, qui prétendent détenir d’anciens pouvoir comme celui de remplacer entièrement une personne par une autre rigoureusement identique, ou, plus grave, de déclencher des épidémies. Mais il est plus dangereux de pénétrer dans la tête des gens que dans un supermarché et les dégâts collatéraux se multiplient en une délirante Apocalypse. Sans parler de Carmody Overlare, dit le Crapaud, que Freddy soupçonne d’être en fait Khar Ibn Mod, né il y a plusieurs siècles et dont le but est l’extinction de l’espèce humaine… Bref, un texte tellement dense que s’aventurer à en dire plus équivaudrait à sombrer dans un trou noir.

La plupart des auteurs cartographient les actions, les sentiments, les émotions, mais il y a aussi ceux qui, comme Lafferty, n’ont que faire des cartes et autres atlas et plongent de plein pied dans le territoire de la fiction. Ardu pour un compte-rendu, mais jouissif pour un lecteur qui ne demande qu’à être catapulté « ailleurs ».

Selon Houellebecq : « Plus que de la science-fiction, Lafferty donne parfois l’impression de créer une sorte de philosophie-fiction, unique en ce que la spéculation ontologique y tient une place plus importante que les interrogations sociologiques, psychologiques ou morales. » Certes, l’auteur des Quatriè-mes Demeures est un virtuose de la métaphysique mais aussi et surtout de l’humour, comme le souligne Patrice Duvic dans son excellente préface au Livre d’Or de Lafferty : « Les changements continuels de perspective, le véritable matraquage humoristique auquel il se livre crée une sorte de vertige, et cette utilisation de deux visions de la réalité donne, sans doute en raison de l’effet stéréoscopique, une épaisseur, une profondeur, pour tout dire, une réalité, à l’univers et aux situations incongrues qu’il nous propose. » Eh oui, dans un grand éclat de rire bergsonien, Lafferty nous permet d’appréhender les liens entre le monde macroscopique supposé « classique » et le monde « quantique ». Un phénomène de décohérence qui permet à ses personnages et donc aux lecteurs de voir peut-être le monde comme il est vraiment. Car, comme le rappelle très justement Van Vogt dans son cycle du Non-A, la carte n’est pas le territoire et le mot n’est pas toujours la chose qu’il exprime.

Bon, histoire de rassurer ceux qui hésitent encore à tenter l’expérience, disons pour résumer que Les Quatrième demeures, c’est un peu L’Echiquier du mal de Dan Simmons revu et corrigé par Thomas Pynchon.

Et il faut le lire pour le croire.

Jacques BARBÉRI

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