[Critique commune à Les Retombées et Pigeon, Canard et Patinette.]
On ne présente plus Jean-Pierre Andrevon, l’auteur de textes inoubliables tels que Le Travail du Furet ou Gandahar. Aussi bon dans la forme longue que dans la forme courte, l’écrivain français devait forcément trouver sa place dans la collection « Dyschroniques » des éditions du Passager Clandestin. C’est chose faite avec Les Retombées, un texte datant de 1979 qui nous parle d’un thème particulièrement cher à l’auteur : l’écologie. Dans cette longue nouvelle (ou court roman, au choix) d’une centaine de pages, on suit le parcours de François, un Français ordinaire, ainsi que plusieurs autres personnages qui croisent sa route au lendemain d’une catastrophe nucléaire. De quelle nature, la catastrophe ? On ne le saura guère. De toute façon, Andrevon s’en cogne, la menace nucléaire ne différant pas selon que son usage soit militaire ou civil. Avec un esprit de synthèse machiavélique, l’écrivain rassemble les grandes peurs du XXe siècle, de l’épée de Damoclès représentée par le nucléaire au camp de concentration en passant par la toute-puissance militaire et la culture du secret. Pris au piège dans un univers de cendres dont certaines images renvoient à du Volodine avec quinze ans d’avance, les hommes et femmes survivants se retrouvent piégés à la fois par les fameuses retombées, mais aussi par les mâchoires d’un régime militaire terrifiant dont on ne sait jamais clairement où il conduit. Andrevon flirte ouvertement avec les camps d’extermination, montre une image glaçante d’une mainmise militaire totale qui finit par devenir aussi asphyxiante que l’atmosphère post-nucléaire, et nous place en compagnie d’un homme ordinaire aux sentiments confus mais terriblement humains. Véritable charge contre les conséquences d’une catastrophe nucléaire autant que contre le fascisme larvé d’une armée devenant rapidement inquiétante, Les Retombées se révèle un texte aussi facile d’accès qu’intelligent. Une bonne dose de noirceur où l’humain patauge, aveugle, dans les méandres d’un siècle atomique.
À l’occasion de la réédition de ce récit, les éditions du Passager Clandestin ont eu la bonne idée de lancer un concours de nouvelles ayant pour contrainte de proposer une suite aux Retombées. Lauréat de cet appel à textes, et de fait publié, Fred Guichen livre donc, avec Pigeon, Canard et Patinette, un texte dans la droite lignée de l’univers d’Andrevon… mais 103 ans après ! Quand même… Il imagine une Zone où les survivants de la catastrophe sont parqués, un peu à la façon de la région de Tchernobyl, et où ils se meurent petit à petit du fait des mutations qu’ils ont subies et de leurs divers handicaps physiques ou mentaux. Avec une grande sensibilité, Guichen décrit des héros aux noms improbables tels que Pigeon, Bouquin, Patinette… des noms qui ont tous traits à une particularité somatique ou psychique, voire sociale. Authentique carnaval de monstres où les phocomèles côtoient les méduses humaines, la galerie dépeinte fascine autant qu’elle repousse dans un premier temps. Puis, peu à peu, par l’entremise d’un portrait fouillé, touchant, des personnages parcourant la Zone, Guichen renverse la vapeur et montre un visage différent. Ces êtres à l’apparence monstrueuse recèlent en eux plus d’humanité et de bonté que tous les autres hommes réunis ici, à commencer par ceux de l’extérieur, militaires détestables et hautains. Guichen reprend le décor planté par Andrevon, le transforme pour se l’approprier et livre une réflexion sur la post-humanité à travers des individus à l’espérance de vie fugace mais à la bonté durable. Le résultat s’avère diablement beau et touchant, dénonçant autant les méfaits du nucléaire que ceux, plus insidieux, d’une race humaine qui se complait dans la violence et l’abjection. On ne peut donc que saluer ce court récit de 60 pages, délicieux de bout en bout et riche d’une humanité insoupçonnée. Une double dose de « Dyschroniques », donc, pour une double dose de talent à ne pas manquer !