Estelle FAYE
CRITIC
25,00 €
Critique parue en octobre 2019 dans Bifrost n° 96
Les révolutions, parfois, finissent mal et sont confisquées : en France par exemple, 1789 se termine avec le coup d’État de Thermidor qui élimine Robespierre et pave le chemin du Consulat puis de l’Empire. Que reste-t-il alors aux anciens révolutionnaires qui, victimes de leurs ambitions infinies de transformation sociale, deviennent alors les parias d’un ordre guère moins oppressif que l’ancien ? Telle est la question que pose Estelle Faye dans Les révoltés de Bohen : une révolution a eu lieu plusieurs années avant le début de l’intrigue – c’était le sujet des Seigneurs de Bohen publié en 2017 – mais ses leaders soit sont morts, soit se sont dispersés, soit ont été corrompus d’une façon ou d’une autre… et le nouveau système politique s’apparente chaque jour un peu plus à un retour orgueilleux à l’ordre ancien, si bien que la restauration se fait réaction.
Réaction politique : le nouveau maître de Bohen est une très ancienne entité parasite implantée par magie dans la tête et le corps d’un des héros de la Révolution, et s’il possède le titre de Régent c’est parce qu’il cherche à restaurer la dignité impériale à son profit. Réaction sociale : à la parenthèse de (relative) tolérance révolutionnaire succède une nouvelle phase de rigorisme où les minorités (qu’elles soient intellectuelles, cultuelles ou sexuelles voire tout à la fois) sont appelées à disparaître, et les femmes à tenir la place qui leur est prescrite par la tradition. Réaction civilisationnelle, en fait : le projet du Régent est en effet plus sombre encore qu’il y paraît à première vue, et son objectif consiste à rétablir un système hiérarchique mis au rebut mille ans plus tôt.
Face aux périls de la réaction, Estelle Faye oppose des personnages d’exception mais qui savent rester toujours simples. Ancienne pasionaria de la révolution, magicienne exilée au-delà des mers, imprimeur de tracts illicites, chef d’une cellule clandestine… les personnages positifs ne manquent pas dans Les révoltés de Bohen, et s’ils sont lents à faire progresser leurs intérêts c’est parce que ceux-ci sont plus grands qu’eux-mêmes. Quand la révolution est dénaturée, quand la réaction triomphe au sommet de l’État, c’est qu’il ne reste plus aux plébéiens que le recours à la révolte spontanée. En ce sens, le titre de ce livre est fort bien trouvé : à l’échec de la révolution qui pèse sur ce monde vont répondre les succès remportés par chacun des révoltés, chacun de son côté, jusqu’à la bataille finale où leurs chemins convergent.
Le message d’Estelle Faye est d’espoir et de progrès, ce qui ne manque pas d’intérêt en notre époque de crispations sociales. Il est donc d’autant plus dommage de subir la façon dont ce message est délivré – car Les révoltés de Bohen est long, lent, et même lourd par moments. Les personnages – et donc leurs backstories – se multiplient sans que l’inflation des entrées au Who’s who de Bohen semble toujours justifiée : on finit même par en confondre entre eux. Les lieux sont peu situés les uns par rapport aux autres si bien que la géographie de Bohen en ressort nébuleuse : dans un texte où certains personnages se déplacent beaucoup à pied, cela n’aide pas à évaluer la dimension temporelle du récit dont la chronologie se fait parfois difficile à suivre… Enfin, ce livre ne dévoile son grand schéma que d’une façon trop peu graduelle et en tout cas trop tard pour en développer toute la saveur. La (dark) fantasy qui en émerge semble donc perdue quelque part entre « Le Trône de Fer » et Übel Blatt, le caractère cruel du destin et la folie de la vengeance implacable en moins…
Les belles idées ne suffisent pas toujours à écrire un livre passionnant : celles qui ont présidé à celui-ci auraient mérité meilleure illustration !