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Les critiques de Bifrost

Les Rives du crépuscule

Les Rives du crépuscule

Michael MOORCOCK
L'ATALANTE
216pp - 13,50 €

Bifrost n° HS1 : Les univers de Michael Moorcock

Critique parue en septembre 2002 dans Bifrost n° HS1 : Les univers de Michael Moorcock

Dans un lointain futur, de mystérieux extraterrestres sont venus, puis repartis. Durant leur passage, ils ont arrêté la rotation de la Terre qui est désormais divisée entre une face éclairée, luxuriante, jouissant d'un climat estival, et une face nocturne, sombre et froide, aride et déserte, couvrant l'ancien océan Pacifique où est tombée la Lune, les deux hémisphères étant séparés par une zone crépusculaire où Clovis Marca est né des amours incestueuses de son père et de sa sœur et mère.

Ce roman est l'un des seuls dans l'œuvre de Moorcock que l'on puisse explicitement rattacher à la S-F., avec futur, extraterrestres, fusée, astronaute, colonie sur Titan et biologie avancée. Ceci ne constituant que le background d'un livre auquel il faudrait bien davantage pour ôter l'empreinte d'un auteur tel que Moorcock.

En ces temps-là, l'humanité se découvre condamnée et l'une de ces périodes troubles ô combien chères à l'auteur s'annonce donc. Plusieurs factions ont chacune leur idée de la manière dont elles entendent user du temps imparti à l'humanité agonisante : laisser un message posthume, pour Narvo Velusi, ou au contraire en effacer toute trace, pour les Frères de la Coulpe, faire encore la fête ou prendre le pouvoir tant qu'il en est encore temps, pour Andros Almer. Clovis Marca, qui est amoureux de Fastina, n'entend pas plus accepter l'extinction dans la joie que dans l'indifférence. Aussi part-il à la recherche d'Orlando Sharvis, biologiste de génie, peut-être malfaisant, qui n'en représente pas moins l'ultime chance de l'humanité.

La trame sous-jacente des Rives du crépuscule est bien sûr l'histoire d'amour qui lie Clovis et Fastina, contrariée par son rival, Andros Almer, qui, en instaurant un régime totalitaire, entend se venger en amoureux éconduit. Par chance, l'énigmatique M. Rafle veille.

Sharvis s'avère un génie, tant au sens moderne que mythologique. Il est capable de satisfaire les désirs de chacun, l'intelligence, l'immortalité, etc. Mais ces dons ont un prix équivalent ; ce qui fait que Rafle, rendu immortel mais privé d'émotion, considère Sharvis comme un monstre pervers. Les principaux protagonistes se retrouveront pour voir Sharvis assouvir leurs divers désirs avec plus ou moins de dérision.

Daté de 66, ce roman n'est déjà plus une œuvre de jeunesse de Michael Moorcock ; les qualités tant d'originalité que d'ambition qui en feront un écrivain majeur émergent sans ambiguïté. On y trouve en germe le cycle des Danseurs de la fin des temps : romantisme extravagant, décadence hédoniste et désabusée, mort du désir. Par ailleurs, la facture des Rives du Crépuscule, que l'on pourra comparer au Maître des ombres de Roger Zelazny, rappellera la véhémence - plutôt que la violence - d'Elric, Marca étant l'un des personnages les plus actifs et entreprenants créés par Moorcock. Comme pour Elric, là encore, le roman s'ouvre sur des relations incestueuses et présente des personnages proches d'archétypes, très moorcockiens donc. Andros Almer est l'habituel agent de l'entropie, force de mort en lutte contre les bouillonnements du chaos et dont le triomphe consacrerait la mort de l'humanité, ici de manière plus explicite que jamais. Rafle incarne toute la pusillanimité du monde, exigeant des dons de Sharvis tout en refusant d'en payer le prix en lequel il voit une injustice, celle du monde adulte.

Si, dans ce livre, qui n'a pas été rattaché aux cycles du Multivers, Michael Moorcock ne donne pas encore la pleine mesure de son talent, celui-ci s'exprime déjà non sans brio. D'autre part, Les Rives du crépuscule est un roman bien plus intéressant que nombre d'œuvres alimentaires postérieures. Sans être d'une lecture indispensable, il mérite une attention bien plus large que celle des seuls fans de l'auteur et constitue par ailleurs un bon choix pour découvrir l'univers moorcockien.

Jean-Pierre LION

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