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Les critiques de Bifrost

Les Scarifiés

Les Scarifiés

China MIÉVILLE
FLEUVE NOIR
528pp - 25,36 €

Bifrost n° 40

Critique parue en octobre 2005 dans Bifrost n° 40

Moi, franchement, je serais écrivain, un type comme Miéville aurait tendance à m'agacer sévère, et c'est rien de le dire… Genre grand, sympa, balaise, beau et surtout doué, oui, très doué. Ainsi, Miéville publie son premier roman, King Rat, en 1998 (à paraître en France en 2006 au Fleuve Noir). La presse spécialisée outre-Manche est conquise. Deux ans plus tard paraît Perdido Street Station, livre-monde baroque, premier opus du cycle de Nouvelle-Crobuzon, salué comme un chef-d'œuvre par beaucoup et qui rafle le prix Arthur C. Clarke et le British Fantasy Award en 2001. Le bouquin arrive en France en 2003 au Fleuve, est l'objet de critiques élogieuses et remporte dans la foulée le Grand Prix de l'Imaginaire 2004 catégories meilleur livre étranger et meilleure traduction (pour Nathalie Mège, qui n'en méritait pas moins). Entre-temps, en 2001, sort en Anglo-saxonnie The Scar, second opus du cycle précité, qui va lui aussi se taper un British Fantasy Award (et une nomination au Hugo et au World Fantasy Award, excusez-le…). En 2005 paraissent enfin Iron Council (troisième volet de son cycle) et le recueil Looking for Jake, tandis qu'arrive par chez-nous Les Scarifiés, la très attendue traduction de The Scar… Bref, en quatre romans et une poignée de nouvelles, Miéville s'est imposé comme le nouveau génie de la littérature de genre made in Angleterre, un auteur à suivre, un futur grand à l'ombre déjà bien portée.

Sauf qu'il me faut confesser n'avoir pas été totalement convaincu par Perdido…, qui me semble un bouquin intéressant, d'une belle ambition et d'une imagination foisonnante, mais pâtissant d'une construction narrative mal maîtrisée, d'un phrasé un tantinet verbeux voire emphatique, sans parler d'une longueur éreintante. C'est donc avec curiosité que je me suis plongé dans Les Scarifiés, le troisième roman écrit par Miéville mais le second à paraître en France.

Pour quelque obscure raison (liée en fait aux évènements narrés dans Perdido…), Bellis Frédevin fuit Nouvelle-Crobuzon à bord du Terpsichoria, un paquebot bientôt arraisonné par une nuée de pirates puissamment armés menés par Uther Dol, personnage pour le moins impressionnant. Les Crobuzonais rescapés, faits prisonniers, sont alors conduits jusqu'à la base des pirates, la redoutée Armada, une ville flottante constituée d'un immense agrégat de bateaux de toutes sortes, une cité composite et mouvante qui fait régner la terreur sur les eaux de l'Océan Démonté. Est alors offerte aux prisonniers l'opportunité de tirer un trait sur leur passé : oublier leur origine, leur statut antérieur en s'intégrant en toute égalité dans la société armadienne mais sans possibilité aucune de jamais quitter la cité. Pour Bellis, crobuzonaise dans l'âme et guère tentée par une vie de semi-liberté dans une ville pirate, c'est un déchirement. Commence ainsi pour elle une nouvelle vie au sein d'Armada et ses nombreux quartiers exotiques, nouvelles rencontres, nouvelles amitiés, sans jamais oublier la chimère qu'elle s'impose : rejoindre par tous les moyens sa patrie, un besoin qui se fait d'autant plus urgent quand elle apprend que Nouvelle-Crobuzon est sous la menace d'une invasion redoutable. Bellis découvre surtout les rouages politiques et les enjeux qui couvent au sein d'Armada, l'incroyable quête que poursuivent les Amants et Uther Dol, les maîtres véritables de la cité pirate : conduire la ville au-delà des cartes, au cœur de l'Océan Caché pour rallier la Balafre, mythique pivot du monde, possible artefact susceptible de conférer à qui en percerait le secret un pouvoir sans égal…

Pas de doute, ouvrir Les Scarifiés, c'est ouvrir une fenêtre sur un monde aux couleurs et nuances quasi infinies, à la richesse énorme, aux parfums capiteux et à l'exotisme de tous les instants. Comme dans Perdido…, on est stupéfié par une telle imagination, une telle profusion, par l'approche syncrétique de l'auteur qui, malin, mêle habilement science-fiction à la sauce steampunk, fantastique lovecraftien et fantasy urbaine de sorte qu'on ne doute pas que même un amateur forcené d'un seul de ces genres trouvera ici du grain à moudre. Comme dans Perdido…, toujours, le véritable personnage central est la ville dans laquelle se noue l'intrigue, ici Armada, construction imaginaire séduisante, par bien des aspects le négatif de Nouvelle-Crobuzon, une manière d'utopie, cité franche où chaque quartier est régi par un système politique différent (de la démocratie à l'oligarchie monarchique), le tout sous la tutelle d'un couple, les Amants, qui, au fil du roman, vont lentement faire basculer la gestion politique d'Armada — passant d'une gouvernance parlementaire tenue par les chefs de quartier qui soumettent au vote les décisions des Amants, à un totalitarisme brutal… Jusqu'à la révolution.

Les Scarifiés joue sur de nombreux tableaux. Au niveau des genres (S-F, fantastique, fantasy), mais aussi des sujets. Registre utopique et politique avec la ville d'Armada, on l'a dit ; livre d'apprentissage au travers du parcours de Bellis, qui va connaître la redoutable leçon de la trahison, éthique et morale, mais aussi du renoncement ; roman maritime ; récit épique…

Il ne fait aucun doute que nous sommes en présence d'un bouquin maîtrisé, puissant, riche de beaucoup de choses, à commencer par du sens. Et pourtant, oui, pourtant, difficile de se départir de l'ennui qui, çà et là, gagne peu à peu. En dépit du brio, de personnages fouillés, d'un monde complexe et étrange. Si le talent de Miéville ne fait aucun doute, il ne fait non plus aucun doute qu'il se regarde volontiers écrire. C'est long, délayé, statique (un comble pour un récit de voyage, même si le voyage, bien sûr, est aussi intérieur), dénué de climax. Il ne se passe rien ou presque dans les deux premiers tiers du bouquin, ce qui, vu la taille du monstre, fait tout de même un peu long… Miéville est encore loin d'un Giono ou d'un Melville, ces maîtres de l'immersion descriptive, de l'évocation active et brutale qui donne sens.

On reste impressionné, oui. On se dit que le voyage fut intéressant, beau, nourri d'émotions, oui. On se dit aussi qu'avec cent pages de moins, ça aurait sans doute été — ben ouais — moins long… Demeure un joli périple, une belle immersion, à condition de ne pas craindre la noyade. Miéville promet beaucoup, mais à la lecture des Scarifiés il n'a pas encore donné.

Olivier GIRARD

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