Estelle FAYE
CRITIC
550pp - 25,00 €
Critique parue en juillet 2017 dans Bifrost n° 87
Après un détour par la jeunesse avec sa trilogie « La Voie des oracles », Estelle Faye poursuit son exploration des arcanes de la fantasy, mais dans un registre ici plus « adulte », aux éditions Critic, avec un petit pavé de près de six cents pages – pour un prix de 25 euros, qu’on qualifiera pudiquement d’un peu élevé… Étiqueté dark fantasy, Les Seigneurs de Bohen est un one-shot, une rareté dans le domaine par les temps qui courent, qui s’intéresse aux destins croisés de plusieurs personnages. Sainte-Étoile tout d’abord, un bretteur à qui une sorcière a implanté une créature sous la caboche? ; Maëve, magicienne des Havres qui contrôle le sel? ; Wens, enfin, clerc injustement condamné aux travaux forcés dans les mines de Lirium. Des mines qui assurent la prospérité de l’Empire de Bohen depuis des décennies, et permettent à l’Empereur de perpétuer un régime de plus en plus autoritaire.
Les Seigneurs de Bohen raconte la chute d’un empire… par les yeux de personnages bien loin des puissants héros habituels. Le principal intérêt du roman vient de l’attachement de l’auteure à se pencher sur le destin de gens de rien qui vont finir par renverser l’ordre établi. En un seul roman, la Française brosse le portrait d’un univers foisonnant et, pour tout dire, assez passionnant, où les créatures surnaturelles sont légion. Elle offre aussi de surprenantes visions, à l’image de la ville de Bo-Chaï, perdue dans la jungle et partagée entre vivants et fantômes, ou de cette mine labyrinthique où les hommes meurent sous l’assaut des goules.
Les Seigneurs de Bohen reste pourtant dans la lignée des précédentes œuvres de Faye. On ne retrouve pas, ou si peu, de batailles épiques au cours de cette aventure portée sur l’intime, un parti pris qui s’avère à double tranchant. Le lecteur a le temps nécessaire pour s’attacher à des personnages réussis (même si sous-exploités pour certains, notamment Sainte-Étoile, dont le monstre ne sert finalement pas à grand-chose) qui offrent un point de vue original, tant ils évoluent en marge des centres du pouvoir et des enjeux politiques. C’est le point positif. Le négatif, c’est qu’Estelle Faye a aussi tout le loisir de retomber dans un travers déjà aperçu dans Un Éclat de givre : la romance. Il faut en effet sans cesse que tous ses personnages tombent amoureux, se languissent, s’embrassent fougueusement, se jettent les uns sur les autres… Des atermoiements sentimentaux qui ont non seulement tendance à casser le rythme de l’aventure, mais aussi à conférer une « guimauverie » pénible aux histoires racontées. Dommage…
Reste par ailleurs cette étiquette de dark fantasy, clairement forcée et qui vaut surtout pour la sous-intrigue de Yule, artificielle et résolue de façon précipitée – on est bien loin de la noirceur des illustres aînés mentionnés en quatrième de couverture… Bien sûr, Faye tente de faire passer quelques messages à travers son roman, dont un aspect social digne d’intérêt : on l’a dit, ici c’est la plèbe qui se rebelle, le peuple qui se soulève, la révolution est l’unique recours, et il faudra en payer le prix… Ensuite, c’est surtout le pouvoir de la culture qui devient une arme, ou comment la diffusion d’un livre peut tout bouleverser. Enfin, le roman est porteur d’un message de tolérance, notamment au travers de nombreux héros homosexuels ou transgenres (ce qui commence quand même à relever du cliché chez l’auteure), et de personnages aux dons réprouvés par une société confite de traditions et de croyances.
Au final, reste un livre grevé de défaut, mais riche d’un univers foisonnant, travaillé, habité de personnages attachants. Les amateurs du genre apprécieront sans doute.