Les Sœurs de Blackwater nous plonge dans une Amérique post catastrophe : à une guerre civile opposant le Nord et le Sud ont succédé la famine et des fièvres mortifères jetant sur les routes les Indésirables, nomades involontaires. Les services de l’État se sont lentement désagrégés, laissant place à un système de survie où la possession de la terre arable devient cruciale et où le troc a remplacé une monnaie désormais sans valeur. L’Amérique s’est effondrée et ses habitants, repliés en communauté dispersées, en ont même oublié le passé. En Virginie, près de la rivière Blackwater, vit une femme que l’on dit sorcière et guérisseuse. Elle est une des rares à savoir encore lire et écrire, et à fabriquer encre et papier. Les lettres qu’elle rédige ont le pouvoir de soigner les âmes. Sa sœur, elle, réparait les corps et accouchait les femmes, après avoir été l’apprentie de leur père médecin. Un cairn dédié à sa mémoire a été érigé au bord de la rivière. Sa réputation de guérisseuse et le culte voué à sa sœur lui ont permis de conserver la ferme familiale aux terres généreuses et convoitées par les familles voisines et par le puissant Billy Kingery. Elle ose même accueillir un campement d’Indésirables. L’équilibre de ce petit monde reste fragile. Quand Hendricks vient demander une lettre, il semble espérer une deuxième chance. Son besoin de rédemption fait écho au sien. Plus qu’une simple missive à rédiger, c’est le début d’un voyage intérieur doublé d’un long trajet pour que le message soit délivré. Pour la narratrice, il est temps d’écrire une dernière lettre, celle qui lèvera le voile sur la vérité passée, présente et à venir.
Dans les Appalaches survit une tradition de contes oraux et intemporels et cette tradition imprègne le roman jusqu’à ses tréfonds. La narration non linéaire efface les repères temporels. L’identité de la conteuse reste un mystère. Elle s’efface derrière l’histoire à raconter et seule sa fonction importe. Elle incarne ainsi les femmes, toutes les femmes. Avec les personnages des deux sœurs, Alison Hagy convoque deux figures de la féminité. La sainte, altruiste et respectueuse de la société, fait don d’elle-même jusqu’au sacrifice ultime. La sorcière s’extrait des injonctions sociales et choisit de vivre telles qu’elle l’entend. La narratrice marchande son savoir et négocie âprement pour obtenir ce dont elle a besoin, que ce soit du tabac, la peau d’un animal sauvage ou une nuit de sexe. Si le temps dans lequel Alison Hagy inscrit son récit fait penser à la guerre de Sécession, il n’en relève pas moins d’un futur indéterminé. Avec ses rituels de dévotion païens, ses processions menées par un enfant musicien, l’irruption du fantôme de la sœur et le pouvoir guérisseur des mots couchés sur le papier, le conte se teinte de réalisme magique. L’autrice met aussi à profit les codes du western et de la conquête de l’Ouest, avec ses luttes feutrées ou brutales pour la possession de la terre. Billy Kingery incarne l’homme influent et sans scrupules, à la tête d’hommes de main obéissants, ne reculant devant aucune barbarie pour étendre sa domination sur la ville. Même s’il reste longtemps une lointaine menace, la confrontation apparaît inéluctable, plume contre fusil. On ne lit pas Les Sœurs de Blackwater pour son histoire post-apocalyptique. On lit ce conte évocateur sur le pouvoir de la narration pour éprouver la force des mots et ressentir celle des femmes.