Pour un auteur de science-fiction, ne pas se contenter d’introduire un novum, mais en analyser l’ensemble des conséquences, en pleine conscience de tout ce qu’il sait du monde qu’il a créé, revient à jouer au tennis avec le filet relevé – et le spectacle n’en est que plus intéressant, assurait Gregory Benford.
C’est bien le jeu que propose, pour notre plus grand plaisir, le dernier roman de Laurent Genefort, Les Temps ultramodernes. Sans qu’il s’agisse véritablement de hard SF – encore que – il y explore aussi rigoureusement que possible, tous filets relevés, les conséquences sociologiques, économiques, politiques, psychologiques, linguistiques (j’en oublie sans doute) d’une jolie hypothèse littéraro-physique d’amoureux de la science-fiction : non seulement la cavorite chère à H.G. Wells, l’étonnant matériau anti-gravifique qui avait permis le voyage de Les Premiers hommes dans la Lune (1901), existe bel et bien, mais, une trentaine d’années après la profonde révolution industrielle induite par sa découverte, on a pris conscience du fait que sa demi-vie n’était, justement, que d’une paire de décennies…
Les lecteurs de Bifrost ont déjà eu l’occasion de découvrir cet univers dans les pages du n° 105, avec la nouvelle « Cavorite ». Les plus chanceux d’entre eux se seront peut-être aussi procuré L’Abrégé de cavorologie, dans lequel l’auteur file en quelque détail l’analogie entre sa « cavoradiance », l’émission de « rayons kappa » antigravitatifs, et la radioactivité.
Genefort imagine mille et une applications aussi anecdotiques que facétieuses de la cavorite, du coureur du Tour de France trafiquant son vélo au bouton allégeant les cabas au retour des courses. Mais son effet le plus marquant est d’avoir rendu les planètes accessibles, à bord de vastes paquebots spatiaux…
Mars est habitable, et largement colonisée, pour la plus grande gloire de l’Empire Français. Mais c’est une colonie terne et triste. Bien que libérée de la pesanteur par la cavorite, la France et l’Europe des années 1920 réinventées par Laurent Genefort restent celles des Années Folles, scintillantes, libérées et créatives pour quelques privilégiés désabusés, mais aussi, et surtout, travaillées par tout le tragique des premières décennies du XXe siècle, entre guerres, colonialisme raciste, sexisme, crise économique et lutte des classes…
Avec Les Temps ultramodernes, l’auteur de Lum’en nous offre une uchronie ambitieuse et percutante, comme on n’en avait plus vu depuis le Rêves de gloire de Roland C. Wagner. Genefort a fait ses devoirs et réussit non seulement à camper des personnages – commissaires, instituteurs, artistes, anarchistes, journalistes – bien dans l’air du temps, quelque part entre Le Formidable événement d’un Maurice Leblanc, Les Thibault de Roger Martin du Gard et les Brigades du Tigre, mais également à capter la musicalité des mentalités, des discours et des raisonnements de l’époque. Toutefois, si cela fonctionne remarquablement pour les pires salauds – combien d’auteurs sont-ils capables de nous laisser entrevoir la bonne conscience d’un docteur Mengele à la petite semaine ? –, on peine à s’attacher à la poignée de personnages de point de vue (plutôt) positifs de ce roman choral, qui tendent à s’adapter un peu trop facilement et rapidement aux traumatismes qu’ils subissent.
Mais qu’importent les bémols ? Souffle, ambition, acuité : on en redemande !