Robert Jackson BENNETT
ALBIN MICHEL
688pp - 24,90 €
Critique parue en octobre 2023 dans Bifrost n° 112
Fort d’un beau succès d’édition pour les épisodes précédents, Albin Michel Imaginaire met sur orbite Les Terres closes, le season finale du cycle des « Maîtres Enlumineurs ». La saga est un patchwork d’influences diverses, qui repose sur un concept séduisant : faire se rencontrer sur une large échelle des genres souvent tenus à distance par leurs tropes respectifs. Mixer la fantasy au cyberpunk, par exemple. Ici, la magie est indiscernable de la science; la littérature indiscernable du cinéma, du jeu vidéo ou du comic book.
Pour les retardataires, rappelons que l’univers du récit tourne autour d’un art (ou d’une technique) dite de l’« enluminure ». Comme les lignes de codes sont les instructions d’un programme informatique, l’enluminure permet d’assigner aux objets – voire aux êtres humains – des propriétés qui défient les lois naturelles. Autrement dit, c’est un langage de programmation pour la réalité. Ses origines remontent à l’ancienne civilisation des hiérophantes, dont il ne reste que quelques reliques aussi puissantes que convoitées. Le premier tome relatait comment Sancia, une voleuse douée d’une compréhension instinctive des enluminures, entrait en possession d’une de ces reliques, une clé, et s’en servait pour mettre fin à l’hégémonie des maisons marchandes sur l’économie et la société de Tevanne, cité de papier que l’auteur utilisait comme allégorie de notre monde techno-capitaliste, avec son énergie, son inventivité et ses fractures. Le volume suivant examinait les conséquences sur Tevanne du retour d’un hiérophante légendaire. L’usage paroxystique des objets animés débouchait sur une révolution technologique autant qu’un cataclysme.
Goulot d’étranglement scénaristique, cet ultime épisode raconte l’assaut de Tevanne, devenue entité maligne et protéiforme, contre la création elle-même. Son objectif est simple : puisque le monde est imparfait, autant le formater et le réécrire. À cette vision nihiliste s’oppose celle de la communauté flottante de Giva, qui croit en une transformation possible, basée sur la fusion des consciences et l’émergence d’esprits de ruche. Le projet de Tevanne implique qu’elle accède à une certaine porte et à une certaine clé… Pour lui barrer la route, tout ce que Giva compte de ressources (y compris un ancien ennemi) se mobilise, les Sancia, Bérénice, Claudia ou Crasedes que cette chronique n’aura pas la courtoisie de représenter.
L’essentiel des Terres closes se résume dès lors à une succession de combats dantesques où les personnages usent de leurs techniques d’enluminures comme de super-pouvoirs pour se démolir mutuellement. Il faut reconnaître au livre la capacité de parvenir à susciter une suspension de l’incrédulité telle qu’on en redemande, les images spectaculaires s’enchaînant sans temps mort de façon tonitruante. On passe d’une joute entre géants de fer à une bataille rangée en plein ciel sans être choqué une seconde. Sinon par le caractère désincarné de certains décors interchangeables, les citadelles volantes ne paraissant guère plus peuplées que la surface vitrifiée de l’ancienne Tevanne… C’est aussi un livre qui tire de ses impressionnants personnages, notamment des antagonistes, une brutalité, une mélancolie et une force sans commune mesure.
En favorisant l’option pyrotechnique, le livre ne renonce toutefois pas à faire de la littérature. Aux scènes d’action où les dialogues ponctués de punchlines servent juste de transition entre deux enjeux absolument urgents, répondent des séquences plus rares, très légèrement rallongées, qui laissent les habitants de Giva habiter un cadre, échanger, vivre, et l’auteur exposer (insuffisamment à notre goût) les fondements de cette société où l’on peut partager ses pensées et émotions les plus intimes.
Comme toute fin de saga qui se respecte, on meurt pas mal dans Les Terres closes, et après un ride tonitruant de plus de 600 pages, l’aventure s’achève sur une note d’une amertume déconcertante. La postérité jugera l’apport de Robert Jackson Bennett à la fantasy. Cette trilogie n’est peut-être pas faite pour tout le monde, mais sa générosité, sa modernité et la façon unique dont elle nous interpelle sur la relation (bonne ou mauvaise) que nous entretenons avec la technologie et les objets, dessinent clairement le profil d’un futur classique.