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Les critiques de Bifrost

Les Tisserands de Saramyr

Les Tisserands de Saramyr

Chris WOODING
FLEUVE NOIR
336pp - 19,00 €

Bifrost n° 40

Critique parue en octobre 2005 dans Bifrost n° 40

Vous savez quoi ? Eh bien, voici le premier volet d'une trilogie ! Rare, hein ? Enfin, reconnaissons-le d'emblée, il semble que nous tenions là le souffle nécessaire au maintien d'une entreprise de grande envergure… Et ça ne fait pas de mal de le dire, vu ce qu'on peut lire parfois ! (Comment ça, souvent ?)

L'univers du roman est original, très « japonisant », et fondé sur l'existence des Tisserands, hommes capables de manipuler les fils de la réalité et de s'introduire dans les esprits. Ils portent en permanence un Masque, qui, petit à petit, se fond à leur visage, et avec lequel ils vivent en symbiose. La plupart du temps, ces Masques sont effrayants, autant que l'esprit des Tisserands qui les imprègne. Une sorte de Portrait de Dorian Gray, si vous voulez. Bon, on signalera tout de même que le Tissage, ce n'est pas très clair, comme activité, mais quoi, on fait avec ce flou conceptuel. Ce qui est plus clair, en revanche, c'est que partout dans le royaume, ces Tisserands chassent les Aberrants, ceux qui naissent avec un talent surnaturel. Ils sont exterminés sans merci.

Le premier problème se pose quand on découvre que la fille de l'Impératrice est une Aberrante, et que sa mère tient à la faire monter sur le trône. Les nobles, comme l'ensemble de la population, repoussent violemment cette hérésie, même si la gamine fait montre d'une intelligence et d'une perception surdéveloppées.

Dans le même temps, à des centaines de kilomètres de la cité impériale, toute la famille de Kaiku est empoisonnée. Elle seule survit, miraculeusement sauvée par sa servante Asara douée d'étranges talents. Ne reste de la maison qu'un Masque de Tisserand, qui détient sans doute le secret que le père de la jeune fille avait découvert, pour son plus grand malheur.

Ayant juré vengeance, Kaiku part en quête du monastère des Maîtres Tisserands. Un terrible voyage initiatique au cœur de montagnes glacées, durant lequel il lui faudra se résoudre à mettre le Masque… Ainsi découvre-t-elle la vérité sur la fabrication des Masques, et le lien intime entre Tissage et Aberrants, horrible secret qui a coûté la vie à son père.

Sur son chemin, elle rencontre un jeune moine, Tane, qui doit lui aussi payer une dette de sang, et retrouve son étonnante servante devenue mercenaire grâce à son talent Aberrant. L'Ordre Rouge, qui recueille et protège les Aberrants de tous poils, ne tarde pas à intégrer Kaiku dans ses rangs. Qui découvre alors le véritable but de l'Ordre : mettre fin au pouvoir des Tisserands et enlever la fille de l'Impératrice afin de l'aider à développer son Talent. Celui-ci, qui consiste à pouvoir communier avec la Nature, devrait aider à réconcilier les hommes et leur monde, et ainsi limiter les Aberrations monstrueuses qui pullulent de plus en plus.

Bien évidemment les Tisserands, fidèles à leurs convictions et soutenus par les « puristes », une frange de la population qui considère les Aberrants comme des parias, s'efforcent d'assassiner l'impératrice héritière. Les machinations du Tisserand Impérial Virrch, habile politicien qui ourdit des complots et des attentats avec un rare talent, donneront lieu à un final proprement exemplaire…

Il faut dire que l'auteur s'y entend, en matière de drame : on soulignera la réflexion psychologique particulièrement bien menée sur la perception de l'Aberrance. L'amie de Kaiku, Mishani, noble d'abord puriste, est amenée à saisir qu'une Aberration peut-être positive, à l'instar de celle qui habite Lucia, la fille de l'Impératrice. Révélation qui le conduira à renier sa famille. Plus encore, Tane, tiraillé entre sa foi envers la déesse Enyu et son amour pour Kaiku, doit admettre l'Aberrance, aidé en cela par Asara, qui ne cesse de lui expliquer que cette déviance est l'avenir de l'humanité — même si elle porte elle-même une aberrance pour le moins difficile à assumer… Dans tous les cas, les personnages, y compris l'Impératrice, qui protège avec un orgueil démesuré sa fille unique, prennent corps et convainquent. On partage leurs angoisses, on pleure leur mort, et on s'interroge avec anxiété sur l'avenir de Lucia.

L'univers romanesque s'impose facilement au lecteur, sans doute parce que les données « magiques » et la clé du récit sont simples. Tout est clairement articulé et organisé autour de l'Aberrance, et on voit la structure s'élaborer autour de ce pivot, sans jamais perdre le fil. Le Tissage, quelques démons (qui font couleur locale)… mais pas d'autres concessions à la fantasy. Une grande économie de moyens, pour un texte au final très humain, et donc fort convaincant.

Reste à savoir comment les volumes suivants compléteront le cycle. Mais le premier opus est déjà un plaisir dont il serait dommage de se passer.

Sylvie BURIGANA

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