Philip K. Dick a écrit plusieurs ouvrages de littérature générale, principalement dans les années 50. La plupart sont restés inédits jusqu'à sa mort. À partir du milieu des eighties, les éditeurs ont commencé à s'intéresser à tout ce pan méconnu de son œuvre. Mais pour d'obscures raisons, le présent ouvrage n'avait jamais connu les honneurs d'une publication. Les Voix de l'asphalte, inédit de 1953, est d'abord un roman de jeunesse. C'est-à-dire un roman expérimental, initiatique, avec toutes les qualités et les défauts inhérents aux apprentis brillants. N'y cherchez ni précogs ni télépathes ni androïdes. La grosse quincaillerie qui fera une partie de la réputation de l'auteur reste ici en sommeil, au profit d'un strict réalisme d'époque : à plus de cinquante ans de distance, on peut sans problème lire ce texte comme le pur récit historique qu'il est devenu. De fait, les situations, les figures, les caractères renvoient le lecteur à une Amérique disparue, ou qui ne fut jamais.
Dick dresse le portrait de la vie quotidienne en Californie à l'époque d'Eisenhower, de la chasse aux cocos et des débuts du consumérisme triomphant. De nombreux passages relèvent presque de l'autobiographie. Le livre a été écrit à l'époque où Dick était employé dans un magasin de disques, qui réparait également des téléviseurs. Exactement comme Stuart Hadley, le héros. À travers ce personnage sartrien, en proie à un inexplicable malaise métaphysique, la société américaine toute entière, les ressorts irrationnels de notre modernité sont discutés, passés au scalpel de l'écriture. Dick place au centre de l'être conscient une inquiétude fondamentale : la réalité fluctuante du moi et du monde. Déjà on voit pointer des images, des sensations, des thèmes récurrents. Le grondement des voies express, les hoquets des voitures, le bruit de fond des téléviseurs éventrés. Nous voilà rendu en territoire familier : celui d'une angoisse existentielle née de la banalité des choses, du caractère absurde et arbitraire de la vie biologique, d'une incompréhension généralisée. Hadley est un étranger dans un univers étrange, aux valeurs illusoires, auquel même Theodore Beckheim, leader de secte charismatique et délirant, échouera à donner de la consistance. À la fin, les réponses des mystiques ne valent guère plus que celles des prophètes de la marchandise, par quoi passe désormais la réalisation du bonheur sur Terre.
Bien que ne relevant pas des littératures de l'Imaginaire, on aura compris que Les Voix de l'asphalte contient en germe tous les éléments que l'auteur développera dans des ouvrages ultérieurs et bien mieux connus. Le contexte, inhabituel et daté, agit pourtant comme un révélateur. Dick y saisit non pas l'horreur mais l'oubli de l'homme face à des machines qui régulent ses moindres gestes et ses pensées, et finalement le dépassent et le dépossèdent. Dans un tel monde, le temps perdu est perdu pour toujours.