La correspondance occupait une place importante dans l’activité de J.R.R. Tolkien, qui écrivit de nombreuses lettres, parfois fort longues, permettant — même s’il n’appréciait guère cette approche — d’éclairer sous un nouveau jour la genèse et le sens de son œuvre fictionnelle. Cette édition des Lettres de Tolkien en est une démonstration pour le moins frappante ; son existence en édition de poche a d’ailleurs de quoi surprendre, mais témoigne assurément de la popularité de l’auteur, comme du désir finalement très commun d’en apprendre davantage sur la Terre du Milieu.
Pourtant, la sélection ici opérée par le biographe de Tolkien, Humphrey Carpenter, avec l’assistance de son fils Christopher, éditeur de ses œuvres posthumes, est tout d’abord extrêmement frustrante : on ne trouve en effet quasiment rien avant 1937… Manquent dès lors bon nombre de lettres qui auraient pu être passionnantes, tant en ce qui concerne la vie de Tolkien (notamment son mariage, ou encore son expérience de la Première Guerre mondiale, sans parler bien sûr de ses études et du début de sa carrière de professeur ; on ne trouve par ailleurs que deux lettres adressées à son grand ami C.S. Lewis) que son œuvre (ainsi, quasiment rien sur les états les plus anciens du Silmarillion, sous la forme des Contes perdus, etc.) : le livre débute véritablement, non sur la composition de Bilbo le Hobbit, qui reste assez mystérieuse, mais sur le processus qui a conduit à sa publication… et l’on ne peut s’empêcher de ressentir ici comme un manque. Aussi, disons-le : c’est surtout la composition et la publication du « Seigneur des Anneaux » qui font l’objet des nombreux courriers ici compilés. Il y a là un parti pris que l’on peut juger dommageable… mais il est certain que le lecteur de Tolkien y découvrira néanmoins bien des choses intéressantes. Et l’on voit, derrière ces lettres, la volonté farouche de l’auteur de parvenir un jour à publier son « grand œuvre », le « Légendaire » dont « Le Seigneur des Anneaux » constitue la suite et la fin (bien plus que Bilbo le Hobbit), au moins sous la forme abrégée du Silmarillion… ce qui, hélas, n’arrivera pas de son vivant.
Cela dit, l’étude du processus de maturation du « Seigneur des Anneaux » qu’autorisent ces Lettres est tout à fait passionnante. On retiendra notamment les lettres adressées durant la Deuxième Guerre mondiale à son fils Christopher, en Afrique du Sud, qui témoignent des difficultés rencontrées par l’auteur devant cette œuvre qui a pris des proportions monstrueuses. Ses rapports avec son éditeur — et avec son fils Rayner Unwin — sont de même très intéressants. Puis, le roman en-fin publié rencontrant un succès inattendu, on aura droit à de longues lettres à des fans (dans un premier temps tout du moins, Tolkien finira par se lasser des importuns…) détaillant tel ou tel point de son œuvre et de son univers.
Cette « littérature intime » est aussi, bien sûr, l’occasion de se faire une idée de la personnalité de l’auteur. Une personnalité complexe, comme de juste. La profonde humilité de Tolkien frappe dans ses lettres les plus anciennes ; elle tranche avec l’orgueil teinté de lassitude qui caractérise bien davantage les lettres les plus tardives, lesquelles dessinent le portrait d’un auteur sans doute guère commode, prompt à s’agacer de la médiocrité, très exigeant, et volontiers porté sur le « pédantisme », ainsi qu’il le reconnaît lui-même…
On trouve par ailleurs de nombreuses lettres permettant d’aborder la pensée de l’auteur, notamment en matière de théologie (Tolkien était fervent catholique, et a écrit de longues lettres sur la question), moins pour ce qui est de la politique (on notera cependant, de la part de cet homme par ailleurs très conservateur, de beaux éclats, comme les superbes lettres concernant la volonté de traduire Bilbo le Hobbit en allemand en 1938, quand l’éditeur eut le malheur de demander à Tolkien s’il était « aryen »… Sa réponse « de philologue » ne laisse certainement pas indifférent !).
Tolkien était rétif à la biographie et à la « déconstruction » des œuvres. Il n’appréciait guère que l’on se livre ainsi à l’étude de sa personne, notamment, pour dénicher les « sources » du « Seigneur des Anneaux », ou déterminer son éventuel contenu allégorique. L’idée d’une édition de ses Lettres l’aurait sans doute laissé sceptique, au mieux… Pourtant, c’est là une mine d’informations pour l’amateur. Si cette édition, pour les raisons mentionnées plus haut, a quelque chose de terriblement frustrant, ce gros volume de correspondance est donc une lecture de choix pour qui s’intéresse à la personnalité du « subcréateur » de la Terre du Milieu, ainsi qu’à la genèse et au « sens » de son œuvre sans pareille.