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Les critiques de Bifrost

Critique parue en octobre 2017 dans Bifrost n° 88

Suite du premier roman de Becky Chambers, L’Espace d’un an, cet opus peut se lire indépendamment. Lovelace, sensible intelligence artificielle d’un vaisseau spatial, va enfin vivre au sein de la diaspora des Intells, au milieu des humains, Aéluons, Aandrisks, Harmagiens, Quélins… C’est Poivre, mécano, bricoleuse de logiciels plus ou moins pirate, qui lui a fourni illégalement une imitation de corps lui permettant de frayer parmi les espèces douées d’émotions. Elle-même a été élevée par une intelligence artificielle de navire dont elle recherche désespérément la trace.

Parallèlement, on suit Jane 23, une enfant-esclave parmi de nombreuses autres, élevée dans l’ignorance de tout par les Mères, des robots sans visage. Évadée, s’abritant dans un vaisseau spatial en partie fonctionnel, elle apprend à survivre malgré les chiens errants et à réparer l’engin pour pouvoir quitter ce territoire de retraitement de déchets technologiques.

Récit d’apprentissage, le roman suit la double trajectoire de personnes mal préparées à la vie en société du fait de leur isolement respectif. Jane n’a pour compagnons que les personnages virtuels de jeux interactifs, ainsi que l’IA qui tente de lui apprendre le monde à partir de sa base de données, tandis que Lovelace, devenue Sidra, se sent isolée dans un corps qui la limite, ne lui offrant qu’un seul point de vue et des connexions intermittentes au monde informatique. Auparavant omnisciente, elle découvre en quelque sorte l’ignorance, et doit apprendre à se comporter sans tout connaître du milieu où elle évolue et de ses interlocuteurs. Heureusement, ceux-ci se révèlent d’une tolérance et d’une compréhension sans faille.

Tout le monde ici respire la gentillesse, de sorte que les impairs sont moins vécus comme des risques de dénonciation que des occasions d’apprendre à se comporter avec autrui. Il est difficile, même pour une IA douée d’empathie et une humaine désocialisée, de se faire une place dans la société. À défaut d’intégration parfaite, le destin parfaitement symétrique de ces deux personnalités est celui de la recherche d’un équilibre : l’insertion, finalement, se fera en adaptant les traits irréductibles de sa vie passée. La libration du titre français, éloigné de l’original (A Closed And Common Orbit), illustre assez fidèlement les oscillations des protagonistes en quête de stabilité, les compromis que tout un chacun doit adopter pour assurer une stabilité satisfaisante. Il n’appartient pas qu’à Jane et à Sidra de faire des efforts en vue de s’insérer, mais à l’entourage de les y aider.

La science-fiction est ici davantage un décor qu’un moteur du récit : celui-ci évite de trop entrer dans les détails, du côté des technologies comme des sciences humaines, adoptant pour ce faire quelques stratégies cosmétiques peu convaincantes. Par ailleurs, le roman n’est pas exempt de naïvetés ni de mièvreries, mais c’est parce qu’il fonctionne avant tout à l’émotion. Les amateurs de space opera militaire ou de philosophie scientifique passeront leur chemin. Le reproche qui est d’ailleurs adressé aux entités biologiques est précisément de se fixer des buts dans la vie au lieu de se contenter de jouir de l’existence. L’avalanche de bons sentiments, agrémentée de quelques traits humoristiques, fonctionne toutefois mieux que dans le premier opus, du fait d’une intrigue plus serrée qui se dote en fin de volume d’une dernière quête servant à boucler la boucle. Dans la catégorie des histoires feel good n’ayant d’autre prétention que de transmettre de bonnes vibrations, Libration réussit assez bien son coup.

Claude ECKEN

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