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Les critiques de Bifrost

Liens de sang

Liens de sang

Octavia E. BUTLER
AU DIABLE VAUVERT
480pp - 23,50 €

Bifrost n° 108

Critique parue en octobre 2022 dans Bifrost n° 108

Il est des livres marquants et indispensables… Liens de sang en est un. En 1979, Octavia E. Butler livre un roman intense sur la condition des Noirs et, surtout, des femmes noires à travers une évocation du passé esclavagiste des États-Unis. Kevin et Dana sont deux jeunes amoureux qui s’installent ensemble. Nous sommes dans les années 70 ; Dana est Noire, Kevin est Blanc. Les couples mixtes sont possibles alors, même si les belles-familles respectives trouvent à y redire : racisme encore latent de part et d’autre. Mais soudain, le 9 juin 1976, Dana se sent mal et se trouve transportée devant une rivière en campagne : un enfant se noie. Elle le sauve. Mais les parents, au lieu de la remercier, la frappent et la menacent d’un fusil. Aussitôt, et sans rien comprendre, elle voyage à nouveau pour retrouver son quotidien. À peine le temps de se remettre de ses émotions et d’essayer d’appréhender la situation que cela recommence. Cette fois, le jeune garçon met le feu à des rideaux, risquant à nouveau sa vie. Dana le sauve une fois de plus, mais ne repart pas aussitôt. Elle en profite pour tenter de saisir le fin mot de cette histoire. Et comprend qu’elle a voyagé dans le temps jusqu’en 1815. Sans doute pour venir sauver son ancêtre lointain, Rufus. Un Blanc. La voilà piégée dans un état esclavagiste alors qu’elle est Noire. Le choc est terrible pour Dana, habituée à vivre comme une femme libre et émancipée. Elle est rabaissée à la condition de Noire et de femme. Le coup est d’une violence incroyable.

Choc pour Dana, mais aussi pour le lecteur. Le contraste entre les deux époques, entre les deux conditions, est si fort, si vertigineux, qu’on ne peut qu’être saisi. D’autant qu’Octavia E. Butler fait montre d’une grande intelligence dans la construction de son texte. Les incursions dans le passé se font progressivement plus longues, permettant à son personnage, en même temps qu’à son lecteur, de comprendre les tenants et aboutissants, de voir évoluer les liens réels entre Rufus et Dana malgré toutes les différences ; mais aussi de s’habituer à l’organisation de cette société et aux traitements inhumains imposés aux esclaves. Car c’est une chose de savoir les mauvais traitements, de savoir le fouet, de savoir le viol. C’en est une autre de les vivre. Ici, grâce à la puissance de l’écriture d’Octavia E. Butler, on est Dana, on subit, avec une révolte saine mais vaine, le poids de l’habitude. On comprend comment des centaines de milliers de personnes ont accepté de souffrir ainsi. Combien il était difficile, voire impossible, de faire autre chose, au quotidien, que d’obéir en courbant les épaules et en espérant éviter la colère des maitres imbus d’eux-mêmes et de leur importance.

Liens de sang est un livre indispensable et beau. Face à l’intolérance et au racisme, il ne se veut pas moralisateur ni ne donne de solution miracle. Mais il offre une réponse évidente, qui prend aux tripes et oblige à garder les yeux ouverts.

Raphaël GAUDIN

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