Longtemps considéré comme un secret bien gardé, le roman Limbo de Bernard Wolfe est réédité dans une version intégralement retraduite au Livre de Poche. Doublement préfacé par un Gérard Klein toujours aussi passionnant, cet impressionnant pavé de 720 pages compte parmi les classiques intemporels de la science-fiction dystopique, au même titre que Le Meilleur des mondes et 1984. Écrit en 1952, l’unique roman de genre de Wolfe est un condensé d’intelligence dans un monde frôlant constamment l’absurde et où le pacifisme est devenu un cauchemar. Terrifié à l’idée d’une quatrième guerre mondiale – la troisième ayant eu lieu dans les années 70 –, les hommes ont instauré une doctrine radicale pour éviter l’extinction : l’Immob. Comment se combattre quand on est amputés ? Cette idée saugrenue, l’Hinterland (ce qui reste des États-Unis) et l’Union Orientale (les reliquats de l’Union Soviétique) l’ont pêché dans les mémoires d’un neurochirurgien qui s’est sacrifié durant la dernière guerre : le docteur Martine. Sauf que le fameux docteur, en guise de sacrifice, s’est plutôt réfugié sur une île à l’écart du monde, l’île des Madunjis, où une peuplade ultra-pacifique recourt à la lobotomie pour contrôler l’agressivité de ses membres. Par un coup du sort, Martine se voit contraint de rentrer au pays… et apprend l’horrible vérité sur le sort de ses concitoyens.
Limbo est un roman étrange, d’une densité parfois étouffante et d’une érudition évidente. Parfois même trop évidente. Le principal défaut de cette anti-utopie, c’est bien évidemment la tendance de Bernard Wolfe à afficher ses connaissances dans tous les domaines et, notamment, dans celui de la psychanalyse. Nombre de passages tirent en effet en longueur et alourdissent le récit au détriment de la pagaille d’idées qui s’y trouvent développées. Limbo est l’exemple type du roman qui aurait mérité quelques coupes pour son propre bien. Passé ce défaut, l’histoire de Bernard Wolfe s’avère passionnante et profondément retorse. L’Américain pousse à son paroxysme l’idée du pacifisme et démontre avec brio comment une idée noble à la base peut se transformer en cauchemar absolu. Les hommes amputés ne sont que des parodies cybernétiques de l’espèce humaine, des marionnettes au service d’un Bien supérieur ridicule. L’originalité principale de Wolfe, c’est justement cela, de ne pas se prendre au sérieux. Bien que d’une grande cohérence, son futur s’avère bourré d’humour : l’utopie est une vaste blague. Dans le même temps, il charge les dogmes, religieux ou politiques, montrant l’inanité des messies de tout poil. Ainsi, le Dr Martine n’a rien du martyr que tout le monde croit connaître. Bien au contraire. Le décalage constant entre l’image publique du bon docteur et la véritable personnalité de celui-ci occasionne un questionnement délicieux autour de la propagande et, plus généralement, de la déification.
Ce qui est peut-être le plus amusant, dans Limbo, c’est de constater la clairvoyance de l’auteur autour du sujet de la machine, de plus en plus envahissante, et de l’impact sociétal de celle-ci, à savoir le fameux rouleau compresseur. Cette métaphore de l’écrasement de l’homme apparait d’une actualité brûlante plus d’un demi-siècle plus tard.
Même certaines faiblesses du récit s’avèrent intéressantes. Ne serait-ce que la considération de la sexualité et du plaisir féminin, ou l’utilisation de l’énergie atomique, intégralement erronées, mais qui reflètent à merveille l’avancée de la science de l’époque. Limbo, en plus d’être prescient à bien des niveaux, se révèle un témoin exceptionnel de son temps : peurs liées à la Guerre froide, et tendance autodestructrice de l’homme d’autant plus définitive qu’il dispose de l’arme atomique. On en revient alors à cet aspect prégnant de roman psychanalytique, trop pompeux et lourd bien souvent, mais qui développe une vraie tentative d’analyse de la folie humaine au gré du temps.
Dernier versant de Limbo, sa tendance, glaçante, à jouer avec les codes de l’utopie pour mieux la démonter. Cette magnifique société sans violence se révèle être qu’une façade mitée. L’utopie, pour Bernard Wolfe, n’est qu’une illusion, elle n’existe pas, elle s’effondre sur elle-même. Parce que l’homme semble viscéralement incapable d’être non-violent, mais aussi parce que le principe même est hypocrite. Derrière les motivations d’apparence se cachent toujours de sales petits secrets, de petites jalousies et une peur constante de l’autre. Des sentiments humains impossibles à arracher. Ou à écraser. Même avec un rouleau compresseur. Limbo prend donc logiquement sa place dans le panthéon des classiques de la science-fiction – et au diable ses défauts.