L’immense popularité de Tolkien, a fortiori depuis que Peter Jackson a rempli les salles de cinéma avec ses pourtant contestables adaptations, a des conséquences aussi étonnantes, au fond, qu’appréciables. Ainsi de la disponibilité en format poche des textes les moins « grand public » du maître, mais aussi d’essais sur l’homme et l’œuvre, de plus en plus nombreux, et dont le présent Lire J.R.R. Tolkien du grand spécialiste français Vincent Ferré est l’exemple le plus récent.
Il ne faut toutefois pas se méprendre sur le statut quelque peu ambigu de ce livre inédit (mais dont les chapitres empruntent à des articles antérieurs). D’une part, vous pouvez d’ores et déjà oublier la bête accroche commerciale : « Tout ce que vous ne savez pas encore sur Le “Seigneur des Anneaux” ». Le présent ouvrage n’a bien entendu aucune ambition d’exhaustivité, mais, surtout, il est bien loin de s’attarder uniquement sur le plus célèbre roman de Tolkien, dont des œuvres plus confidentielles sont abondamment évoquées (qu’elles se rattachent à la Terre du Milieu ou pas, d’ailleurs). D’autre part, cet essai se révèle à l’occasion bien plus pointu que ce que l’on pourrait déduire de cet emballage « naïf »…
La première partie traite de l’œuvre de Tolkien dans sa diversité. Outre des développements complexes — et un peu pinailleurs, pour le coup, peut-être ? — concernant le « Livre Rouge » et les jeux de mise en abyme auxquels s’est livré Tolkien par ce biais dans ses romans « de Hobbits », on en retiendra surtout cette idée du caractère inséparable, chez Tolkien, du philologue et de l’auteur de fictions — ce qui n’a rien de neuf, mais est intelligemment présenté. Il faut y ajouter — et c’est justement envisagé dans une approche philologique — quelques mots bienvenus sur l’activité de Christopher Tolkien, éditeur scientifique posthume des œuvres de son père (une sorte d’anti-Brian Herbert, en somme).
La deuxième partie, qui s’intéresse en principe à la postérité de Tolkien, est de loin la plus abordable… mais elle peut aussi être un peu frustrante, en ne s’aventurant finalement jamais très loin de l’œuvre initiale. Elle s’ouvre sur l’évocation de trois tentatives d’adaptation cinématographique : celle du mystérieux « Z » qui avait suscité la colère de Tolkien ; celle, inachevée, de Ralph Bakshi, qui en prend méchamment pour son grade ; celles, enfin et inévitablement, de Peter Jackson, d’abord envisagées sous un jour positif quand il s’agissait de n’aborder que La Communauté de l’Anneau, mais on sent les critiques se profiler à l’horizon (pas détaillées, hélas) pour les suites autrement plus douteuses du « Seigneur des Anneaux »… sans parler de l’invraisemblable trilogie filmique du Hobbit. Tout cela conduit assez logiquement, en fin de compte, au questionnement du statut d’auteur « jeunesse » que Tolkien s’est parfois traîné, bien sûr rejeté dès lors qu’on lui confère un absurde caractère englobant, mais approfondi dans les cas spécifiques où Tolkien a bel et bien écrit pour un public d’enfants… à savoir les siens. On enchaîne alors sur deux très intéressants chapitres plus « factuels » sur la réception, tant commerciale que critique, de l’œuvre de Tolkien en France, avec 2001 pour date pivot. Les deux derniers articles, plus classiques peut-être, développent la métaphore connue de l’arbre et de la feuille pour traiter de l’univers tolkienien en expansion.
Dans la dernière partie, Vincent Ferré retrouve les préoccupations de la première sur le double statut de philologue et d’auteur de fictions de Tolkien, en rapportant quelques pans de son œuvre à des classiques de la littérature médiévale, mais pas forcément ceux que l’on cite toujours en premier lieu dans l’exégèse tolkienienne (même si Beowulf a malgré tout et inévitablement droit à quelques développements). Les deux premiers chapitres, passablement ardus, traitent de la question de l’amour tragique chez Tolkien en s’appuyant sur Tristan et Yseut ; c’est à vrai dire assez déconcertant pour qui ne maîtrise pas vraiment la question (et peut-être pas toujours très convaincant : Aragorn, même s’il relève bien de cette thématique, fait vraiment figure de déclinaison sur un mode mineur par rapport à Túrin et Beren). Les deux derniers, plus séduisants, envisagent Tolkien à travers le prisme (renversé ?) de la légende arthurienne… pour aboutir à une étonnante lecture politique (« révolutionnaire » !) de l’œuvre tolkienienne dans son rapport aux rois comme aux légendes qui fondent la gloire des héros. Passionnant.
Lire J.R.R Tolkien est un tantinet dispersé, et hésite peut-être un peu à l’occasion quant au public auquel il se destine ; toutefois, et si l’on veut bien fermer les yeux à sur quelques enthousiasmes et colères immodérés de Vincent Ferré, cet essai s’avère une lecture bienvenue, enrichissante et pertinente, qui témoigne assez que l’on n’a pas fini de creuser et travailler l’œuvre immense et unique de Tolkien.