Jean-Clet MARTIN
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
352pp - 22,00 €
Critique parue en avril 2018 dans Bifrost n° 90
« La science-fiction a toujours été en quête d’une logique. » On pourrait même la croire basée sur la Science de la Logique de Hegel, publié en 1812, ce que s’efforce de démontrer Jean-Clet Martin. Pour Deleuze, dont l’auteur fut le disciple et ami, « un livre de philosophie doit être une sorte de science-fiction ». Placée en exergue, juste sous un extrait de L’Exégèse où P. K. Dick s’identifie comme hégélien, la suite de cette citation rappelle qu’« on n’écrit qu’à la pointe de son savoir, à cette pointe extrême qui sépare notre savoir de notre ignorance ». C’est exactement ce que fait la science-fiction qui s’aventure aux franges du savoir et du vraisemblable et se livre, dès les pionniers comme Edward Page Mitchell, à une spéculation poussant la logique dans ses derniers retranchements.
Pour un rationaliste comme Kant, une spéculation philosophique qui ne repose sur aucune loi observable devient de la métaphysique, ce que concède volontiers l’auteur pour qui « la métaphysique, comme la science-fiction, est une pensée de l’absolu ». Mais il montre justement que le matérialisme forcené de Kant, déjà critiqué par Marx, « ignore la valeur ajoutée de la dimension symbolique », comme celle du rêve et de l’imaginaire. Or il est possible d’éviter les débordements de la métaphysique si l’imaginaire est guidé par une rigueur de raisonnement, qui permet de rester « sur le bord »: « la fiction spéculative est d’abord un art de tester le réel ». C’est essentiellement de hard science dont il est question ici, ainsi que des fictions spéculatives, réelles ou fausses, qui engagent une dialectique féconde en rapport avec le réel. Comme le signale l’héroïne en détresse dans Titan de Stephen Baxter, « la pensée ne commence que devant l’absurde ».
Il s’agit moins d’un ouvrage destiné à démontrer la portée philosophique de la science-fiction qu’à une passionnante relecture de la Logique de Hegel, dont Jean-Clet Martin reprend la structure tripartite : l’Être, l’Essence et le Concept. Il ne s’agit donc pas d’un ouvrage sur la science-fiction mais sur les rapports que celle-ci entretient avec le philosophe de La Phénoménologie de l’esprit.
Il convient de noter la solide connaissance SF, aussi bien littéraire que cinématographique, malgré quelques pardonnables lacunes (Seul sur Mars est d’abord un roman d’Andy Weir). Impossible de citer tous les auteurs, qui vont de Clarke à Dick, d’Herbert à Silverberg, de Heinlein à Priest, jusqu’à Haldeman ou Franck M. Robinson. L’index (incomplet) des titres cités court sur six pages : outre les philosophes, on relève aussi, entre Farmer et Bear, des classiques comme Borges et Melville, des contemporains comme Tristan Garcia et des poètes comme Apollinaire. Sur le plan cinématographique, Ridley Scott est particulièrement cité, ainsi que James Cameron.
Quelques opinions étonnent, qui font par exemple du film Sunshine de Danny Boyle un chef-d’œuvre, ou qui placent le cycle du « Non-A » à l’origine de la science-fiction, van Vogt ayant été le premier à appeler à une logique non-aristotélicienne et à refuser la temporalité, affirmation qui, sans être fausse, apparaît un rien excessive : il s’agit bien sûr de la science-fiction en lien avec une logique hégélienne, d’essence métaphysique. Les œuvres qui ne pratiquent pas de rupture avec le présent relèvent à son sens de l’anticipation. À ce propos Asimov, considéré comme le plus grand écrivain de son temps, est particulièrement cité pour son cycle de « Fondation », car il illustre les difficultés d’un projet basé sur un enchaînement causal, chronologique, qui ne tiendrait pas compte de la contingence de la mutation. La Fin de l’éternité est considérée ici comme l’idée absolue autour de l’idée d’absolu, en ce sens qu’il rompt avec cette boucle infernale d’un temps cyclique s’engendrant lui-même (le personnage âgé donnant à sa jeune version les éléments pour la réalisation du voyage temporel).
En son temps, Guy Lardreau affirmait que les auteurs de science-fiction philosophaient sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose, et espérait que la philosophie leur reprendrait ce qui lui revenait de droit ; loin de crier à l’imposture, Jean-Clet Martin considère la science-fiction comme une littérature majeure, s’émerveillant de croiser dans BIOS de R. C. Wilson l’adjectif hégélien, ou se réjouissant de constater à quel point des récits comme Un Feu sur l’abîme de Vernor Vinge ou Tau Zéro de Poul Anderson sont des mises en paysage et en fiction de la logique hégélienne. Il est vrai que la démonstration est étonnamment probante : le corpus est suffisamment vaste pour convaincre et n’importe quel connaisseur de la science-fiction pourra ajouter ici et là des titres qui s’y rapportent.
Cet ouvrage risque bien de relancer un débat resté célèbre autour la SF métaphysique[1], sur le forum d’ActuSF. Il reste avant tout un ouvrage incontournable pour qui s’intéresse à la science-fiction.