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Les critiques de Bifrost

Lombres

Lombres

China MIÉVILLE
AU DIABLE VAUVERT
644pp - 20,00 €

Bifrost n° 53

Critique parue en janvier 2009 dans Bifrost n° 53

Le moins que l'on puisse écrire, c'est que China Miéville a pris tout le monde de court en écrivant un roman jeunesse. Si on l'a connu auteur de romans sociaux et engagés, on ne l'attendait pas sur le terrain des contes folkloriques et de l'hommage à des textes tel qu'Alice au pays des merveilles.

À l'instar du Neverwhere, de l'autre écrivain surdoué du fantastique anglais, Neil Gaiman, Un Lun Dun relate les péripéties d'une jeune héroïne dans les rues fantasmagoriques d'un Londres transformé et méconnaissable. Un Lun Dun, c'est en fait la déformation d'UnLondon. Une altération patronymique qui s'applique à toute la ville et revêt de nombreuses formes, aussi bien syntaxiques que physiques. Les quartiers d'UnLondon regroupent des communautés sub-culturelles marquées, avec parfois une ghettoïsation profonde — ce qui permet à l'auteur de renouer avec certains de ses thèmes récurrents, comme le racisme. Toujours est-il que les fantômes, les morts sont parqués dans un seul et même lieu, tout comme les artistes, d'ailleurs, et que le pôle décisionnaire se trouve sur un pont capable d'apparaître de manière aléatoire à n'importe quel endroit sur le fleuve. Un centre de pouvoir insaisissable, en somme. Sur le fond, China Miéville reste cohérent. C'est sur la forme qu'il innove. Une innovation qui paie : Un Lun Dun a obtenu le prix Hugo du roman jeunesse.

L'histoire s'engage avec deux mignonnes petites londoniennes, Zanna et Deeba. Elles ont douze ans et n'ont d'autre souci que celui de bien travailler en classe. Pourtant, la vie de Zanna va prendre un tour étrange lorsque plusieurs évènements surviennent successivement : elle rencontre un renard incroyablement docile, voit un graffiti sur un mur qui lui est destiné, sa maîtresse l'appelle « Shwazzy », son père manque de la renverser au volant de sa voiture et un parapluie cassé vient se coller à sa fenêtre le soir même. Mue par une curiosité surnaturelle, Zanna, accompagnée de Deeba, se retrouve au beau milieu de la nuit, au fond d'un bâtiment abandonné, occupée à tourner une manivelle… Les gamines sont alors projetées dans une ville qui ressemble à Londres, mais un Londres autre, ce que confirment bientôt de nombreux détails. Et comme il n'y a aucun moyen de faire demi-tour, les deux amies commencent à errer dans UnLondon.

Dans ce livre, et ça ne surprendra personne, l'univers de China Miéville se veut aussi foisonnant et aussi généreux en inventions que celui d'Alice au pays des merveilles. L'idée n'est pas de recycler les idées de Lewis Carroll, mais bien de construire un monde au moins aussi cohérent (ou aussi incohérent) où l'on retrouverait en toile de fond le même sens de l'absurde. C'est ainsi que Deeba et la Shwazzy (l'élue) côtoient ou croisent le chemin de créatures extraordinaires et merveilleuses comme les poubelles ninjas armées de nunchakus (Binjas en VO), les araignées-fenêtres renfermant des chasseurs de trésors égarés, des bus volants dont certains sont munis de pattes, des mouches géantes servant de montures, des girafes carnivores et terriblement dangereuses, des créatures-mots, des animaux de compagnie pour cartons d'emballage… Et cette faune hétéroclite habite des lieux hors du commun qui sont les déformations littérales et réelles des lieux les plus célèbres de Londres — Westminster Abbey se trouvant rebaptisée Webminster Abbey (à cause des araignées-fenêtres, bien entendu !). Dans le jeu syntaxique et linguistique, Miéville s'en tire avec les honneurs, non sans un élégant sens de l'absurde. Les clins d'œil sont nombreux, tout comme les pichenettes assenées aux célèbres références du moment ; Miéville se permet ainsi d'envoyer valser le concept du jeune héros à la destinée exceptionnelle qui vaincra celui-qui-faut-pas-qu'on-dise-son-nom-sinon-on-est-mort.

En accord avec ses opinions politiques marquées, l'écrivain anglais profite du voyage pour égratigner les détenteurs du pouvoir de UnLondon, leur gestion de la ville discriminatoire et en particulier leur politique environnementale catastrophique qui explique la mission de la Shwazzy : elle doit s'opposer au Fog, ce brouillard formé par la pollution de Londres, ici doué d'intelligence, qui tente de prendre possession de la ville…

Bourré d'humour, pétri de références, joyeusement écologique, Un Lun Dun est un bouillon d'idées aussi farfelues les unes que les autres. Une lecture plus que recommandable, et un premier roman jeunesse remarquable.

Emmanuel BEAUJOT

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