Du Londres du Roi des Rats à la Nouvelle-Crobuzon de Perdido Street Station, on connaît le goût de China Miéville pour les territoires urbains étranges dont il a fait son terrain de jeu de prédilection. Il récidive avec ce nouveau roman, dans un contexte toutefois assez différent puisqu'il s'agit d'une œuvre destinée à la jeunesse.
Deux adolescentes, Zanna et Deeba, se trouvent embringuées à la suite de quelques rencontres incongrues dans une histoire qui va les conduire à Lombres, version surréaliste et farfelue de la capitale britannique, cité bâtie de bric et de broc, où les immeubles sont faits de vieux appareils électroménagers ou de 33 tours rayés, et dont quelques hauts lieux viennent à l'occasion nous rappeler leur pendant londonien.
Les habitants de cet univers foutraque, qu'un Lewis Caroll n'aurait pas renié, sont au diapason : fantômes et demi-fantômes, poubelles adeptes des arts martiaux, mots incarnés en bestioles plus ou moins fréquentables ou carton de lait vide faisant office d'animal de compagnie. Et dans le rôle du grand méchant de service : le Smog, noir nuage pensant en provenance directe de notre monde pollué.
Dans un premier temps, China Miéville se focalise sur la découverte de ce monde baroque et fait montre d'une imagination débridée et réjouissante à lire. Du côté de l'intrigue, on a l'impression d'assister à un faux départ. Les enjeux sont certes exposés clairement, mais rien ne se passe comme prévu, celle que les prophéties annonçaient comme l'élue (la Shwazzy) se retrouve très vite hors-jeu, et la piste balisée qu'on pensait devoir emprunter aboutit à un cul-de-sac. Il est alors temps pour Miéville de remettre les compteurs à zéro et pour son histoire de démarrer vraiment. Jusqu'au terme de ce roman, l'auteur n'aura de cesse de mettre à mal tous les stéréotypes de ce genre de récit. Ce n'est pas la moindre de ses qualités.
Plus classique sans doute est le rôle qu'il va attribuer à son héroïne principale. Malgré l'aspect bizarroïde de ses habitants et de leurs mœurs, ces derniers apparaissent par certains côtés très conformistes, figés dans leurs convictions, voire détestables lorsqu'ils se retranchent derrière leurs préjugés, à l'exemple du racisme et des idées reçues qu'ils nourrissent à l'égard des fantômes. Il faudra toute la candeur et le bon sens d'une gamine d'une dizaine d'années pour remettre en cause leurs croyances et permettre à leur société d'évoluer enfin.
Le résultat est d'autant plus réussi que China Miéville a su trouver le ton juste qui convenait à cette histoire, un esprit bon enfant permanent qui parvient à dédramatiser les situations les plus sombres sans jamais verser dans la niaiserie. On s'amuse donc beaucoup à voir ses héros poursuivis par des menaces aussi improbables que des troupeaux de girafes carnivores et autres monstres hybrides. Et les illustrations de l'auteur qui parsèment le texte sont tout à fait au diapason.
Mené à un rythme soutenu, sans temps morts ou presque, Lombres, malgré sa taille imposante, se lit d'une traite. Et s'il s'agit d'une œuvre pour la jeunesse, on aimerait que davantage de romans destinés à un public adulte se jouent aussi bien des clichés et fassent montre d'une telle inventivité.