China Miéville n’est pas de ces auteurs qui ont fait leur compagnonnage sur le format court. Entré en S-F par le grand format, il ne voit donc pas la nouvelle comme une sorte de répétition générale de ses romans à venir, mais bel et bien comme un terrain de jeu. Un espace privilégié où se livrer à des expérimentations que la forme longue ne lui autoriserait pas. Sans doute trouve-t-on ici la meilleure explication possible au singulier manque d’homogénéité de ce recueil. Il regroupe la quasi intégralité des nouvelles de l’auteur. Quatorze en tout. C’est peu, mais China Miéville nous confie dans la longue interview au sommaire du présent numéro en être conscient. Nous précisant même que cette rareté s’explique par le travail que lui demande chaque texte. De telle sorte qu’il est particulièrement fier de chacun d’entre eux. C’est légitime. Ce qui ne nous empêchera pas d’être un rien plus critique sur ce qui sort, au final, de ce sommaire hautement hétérogène.
Si Looking For Jake est inégal, son principal intérêt réside toutefois dans la volonté affichée de China Miéville de s’éloigner de Bas-Lag. Ainsi, les inconditionnels de Perdido Street Station et des Scarifiés en seront-ils pour leur frais. Seule concession qui leur est accordée, « Jake », courte nouvelle qui revient sur l’un des personnages les plus énigmatiques de l’histoire de Nouvelle-Crobuzon : Jacques l’Exauceur. Sur une trame classique de nouvelle à chute, Miéville se sort avec habileté de ce qui aurait pu être un clin d’œil par trop convenu. Pour les curieux, c’est aussi l’occasion de se frotter, dans le texte, au style « Bas-Lag », et l’on en ressort avec une admiration éperdue pour le travail titanesque de Nathalie Mège, sa traductrice.
Pour les treize autres nouvelles, en effet, China Miéville expérimente. Etrangement, pas tant d’un point de vue formel, ce qui pourrait étonner de la part d’un auteur dont le style est réputé si marqué. Il préfère tester des atmosphères, des ambiances. Aux dépends mêmes de l’histoire, qu’il peine parfois à boucler, nous plongeant dans une sorte d’univers priestien, autre piètre finisseur pour qui le voyage importe plus que la destination. Ainsi est-ce le cas avec la nouvelle éponyme. Qui n’a, hélas, pas la richesse subtile de La Fontaine pétrifiante. Tout au contraire. C’est un texte de jeunesse — à dire vrai, le premier que Miéville ait vendu —, et le moins que l’on puisse dire, c’est que ça se sent. Péniblement adolescente, cette longue description d’un Londres victime d’un (trop) énigmatique « écroulement », avec en contrepoint la vaine recherche d’un ami perdu — le fameux Jake —, tire en longueur. On sent une servilité trop prégnante à de nombreuses influences, ainsi qu’un manque évident de maturité. Dommage.
Et d’autant plus que cette nouvelle longuette donne le ton pour celles qui suivent. Dans « Foundation », on a bien du mal à se passionner pour les états d’âmes de ce vétéran qui parle aux fondations des immeubles afin de les convaincre de ne pas s’écrouler. De même avec « Familiar », restes sans doute d’une adolescence de rôliste, qui ennuie ferme avec les envies d’ailleurs du familier d’une sorcière exerçant, de nos jours, ses pauvres talents. Heureusement qu’entre-temps, notre intérêt aura été réveillé par « The Ballroom », histoire de fantôme intelligemment déplacée dans l’aire de jeu d’une sorte d’Ikéa. Dérangeante, jouant habilement, mais sans putasserie, sur « l’effet enfant », c’est une nouvelle d’horreur classique et bien menée. Et puis surtout, « Compte-rendu de certains événements survenus à Londres » nous redonnera la foi. Voilà certainement la nouvelle la plus réussie du recueil. Cette histoire folle de chevaucheur de rues sauvages, qui apparaissent entre deux murs pour disparaître quelques heures plus tard, est rien moins qu’un petit chef-d’œuvre d’inventivité. Sa construction épistolaire, qui met en scène l’auteur lui-même, ajoute à son charme. Ce récit concentre à lui seul tout ce qui fait la spécificité de Miéville : la ville, une certaine idée de la monstruosité et un sens du merveilleux imparable.
Dès lors, on sent dans les textes qui vont suivre une maîtrise plus évidente, quand bien même leur ordonnancement n’a rien de chronologique. On notera plus particulièrement « Entry Taken From A Medical Encyclopaedia », une histoire de glossolalie contagieuse que n’aurait pas reniée Jeff Noon ; le très lovecraftien « Different Skies », emprunt d’une misanthropie de bon aloi ; le non-sens très anglais de « Go Between », qui pourrait facilement se résumer à du Ludlum en pleine frénésie pataphysicienne ; et l’hilarant « ‘Tis the Season » écrit à l’origine pour la Socialist Review, et qui pousse jusqu’à l’absurde le mercantilisme de Noël. Lorsqu’on aura noté l’étrange et beau « Details », et la curiosité d’« On The Way to The Front », nouvelle muette (et totalement incompréhensible) dessinée par Liam Sharp, nous arriverons à la pièce de résistance, l’imposant « The Tain ».
Initialement publiée en standalone avec une préface de M. John Harrison, « The Tain » nous plonge dans un Londres dévasté par une guerre qu’on devine brutale et rapide. Sholl, un survivant qui ne peut manquer de nous faire penser au personnage central du roman de Richard Matheson Je suis une légende, semble s’être adapté à cette nouvelle vie. Il a organisé sa petite routine paranoïaque, et appris à éviter la faune des miroirs. Car même si China Miéville revendique l’envie de signer un texte post-apocalyptique, l’idée maîtresse de « The Tain » tient dans cette révolte de nos reflets, devenus des vampires et qui ont finalement décidé de briser leur esclavage en traversant le tain de nos miroirs. Avec une économie de moyen magnifique, Miéville plante quelques scènes d’une horreur simple, mais tellement efficace. Comme cette femme qui se souvient du reflet de son mari, dans le miroir d’un restaurant, arrêtant soudainement de mimer la conversation pour tourner vers son modèle un regard chargé d’une haine absolue. A mi-chemin de Je suis un légende et de 28 jours plus tard, « The Tain » parvient, presque incidemment, à revisiter — et cette fois toute forfanterie de quatrième de couverture oubliée — le mythe du vampire.
Apothéose brillante à un recueil qui résume finalement assez bien l’auteur, avec ses forces et ses faiblesses. Son imagination débridée, ses fulgurances qui font la marque des grands, et aussi la recherche trop laborieuse d’une maîtrise stylistique qui rate parfois sa cible et nuit à son histoire. Urbain jusqu’à l’obsession, l’imaginaire de Miéville est peut-être à l’image de ces rues sauvages qu’il décrit dans « Compte-rendu de certains événements survenus à Londres » : inattendu, protéiforme, toujours surprenant et impossible à domestiquer. Ce n’est jamais qu’avec l’apparence d’un contrôle drastique que ses textes sont écrits, par cet homme trop normal pour autant d’inventivité. Il convient d’ordinaire de prendre Miéville en bloc ou pas du tout. Looking For Jake sera peut-être la seule occasion qui vous sera offerte de ne pouvoir goûter que ce qui vous intéresse.