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Les critiques de Bifrost

Loterie solaire

Loterie solaire

Philip K. DICK
J'AI LU
183pp - 4,00 €

Bifrost n° 18

Critique parue en mai 2000 dans Bifrost n° 18

À l'époque où il publie Loterie solaire, Philip K. Dick, qui n'est alors âgé que de 26 ans, n'a rien d'un écrivain débutant : il est en effet l'auteur de plus de 70 nouvelles et d'une poignée de romans de littérature générale qui n'ont pas trouvé acquéreur. On peut cependant considérer qu'il s'agit là de son premier vrai roman de science-fiction publié puisque le manuscrit des Pantins cosmiques, écrit antérieurement, dort encore dans ses tiroirs. Ce premier opus a souvent été assimilé — et Dick lui-même, loin de s'en cacher, l'a revendiqué en diverses occasions — à un exercice de style vanvogtien, tant l'ombre de l'auteur du Monde des à (paru six ans plus tôt) plane sur le récit. Influence flagrante des maîtres (Van Vogt, mais aussi Bester ou Sheckley) d'ailleurs clairement perçue par la critique qui accueillit plutôt bien le roman.

Dans le futur qu'imagine Dick, le pouvoir absolu sur le système solaire est attribué aléatoirement à un citoyen quelconque (le Meneur de Jeu), élu par une roue de la fortune atomique, le Minimax (ou bouteille). Mais le système a aussi son pendant : conjointement à la désignation du Meneur, le Minimax désigne un assassin légal, chargé d'éliminer le Meneur par tous les moyens. Il revient à ce dernier de démontrer ses capacités de chef en survivant au Défi durant les 13 années de son mandat, à la condition que les aléas du Minimax ne décident pas de son remplacement dans l'intervalle. Comme le remarque l'un des personnages avec une logique déconcertante, si le principe du Minimax débarrasse la société des intrigues politiciennes, le Défi préserve dans le même temps la charge suprême des incompétents que le hasard pourrait y installer.

Après avoir disposé ses pièces sur l'échiquier, Dick les lance avec virtuosité dans un chassé-croisé dont l'enjeu n'est rien de moins que l'équilibre du monde. D'un côté, Reese Verrick, Meneur de Jeu depuis dix ans, évincé par une saute brutale de la bouteille, entouré de ses vassaux (parmi lesquels l'infortuné et idéaliste Ted Benteley, qui lui a prêté allégeance alors qu'il le croyait encore Meneur). De l'autre, Leon Cartwright, son successeur, un humble technicien adepte de l'utopie prestonite (qui professe l'existence d'une dixième planète, le mythique Disque de flammes), protégé par une garde personnelle de télépathes. Entre les deux, Keith Pellig, le régicide officiel, téléguidé par un Verrick prêt à tout pour éliminer le nouveau Meneur. Et quelque part dans l'espace, au-delà des colonies du Directoire, le vaisseau des prestonites qui fonce à la recherche d'une hypothétique planète…

S'il n'est pas toujours évident de déceler derrière l'académisme juvénile de cette Loterie solaire les germes des futures thématiques qu'abordera Dick, il n'en demeure pas moins que l'auteur fait déjà preuve d'une maîtrise indiscutable des ficelles de son récit, acquise par son expérience de nouvelliste, tout en paravents et en subtils doubles-fonds. Car ce meilleur des mondes que les mathématiques ont créé et dont Dick dépeint les rouages avec application, est un idéal sophistique qui a tôt fait de partir en morceaux sous sa plume corrosive : cette société tellement moderne vit dans les faits selon une hiérarchie qui ressuscite un lien féodal médiéval et une ribambelle de superstitions archaïques (interprétation des augures, monomanie des amulettes). La corruption et le clientélisme rongent le système, et il apparaît bientôt évident que le monde de joueurs dépeint par Dick se résume essentiellement à un monde de tricheurs.

Philip K. Dick, souvent acide dans l'autocritique, n'a jamais renié cette oeuvre de jeunesse, avec tout ce qu'elle comporte d'emprunts aux maîtres du genre. Sans être l'unique pierre sur laquelle s'édifiera l'une des plus complexes et des plus fluctuantes œuvres personnelles de la science-fiction, Loterie solaire n'en est pas moins le résultat d'une réelle réflexion d'auteur, et la preuve d'une incontestable maturité de conteur.

Julien RAYMOND

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