Lucius SHEPARD
LE BÉLIAL'
192pp - 15,00 €
Critique parue en janvier 2008 dans Bifrost n° 49
Jack Mustaine, musicien itinérant, se fait serrer par la police routière à l'entrée de Graal. « On dirait bien que vot' coiffeur faisait la grève », dit l'agent. Le lecteur, habitué aux trous perdus de l'Amérique profonde représentés par la littérature et davantage encore par le cinéma, comprend que le guitariste va se faire emmancher. Fort heureusement, Joe Dill, potentat local, ordonne au flic de laisser tomber. Les Dill règnent en effet sur la bourgade, contrôlant une bonne fois pour toute l'économie autarcique avec leur agence de courtage ou leur société de construction. Et la famille fournit à l'aristocratie locale son lot de dentistes et d'avocats, façon réunion du Lion's Club, mais en salopettes. Mustaine atterrit au club Le Bon Chance que supervise avec ennui Sedele Monroe, la tenancière lesbienne. Là, Jack va faire la connaissance de Vida Dumars, et s'éprendre de cette authentique fille du Sud à la sexualité débordante mais jamais agressive. Pourtant, la violence est le lot de Vida depuis qu'elle a été désignée reine du Solstice quand elle avait dix ans. Le titre n'en fait pas l'élue d'un bal de promo mais le bouc émissaire, celle qui doit endosser les maux de la communauté. Pour détourner la malchance, Vida se fait régulièrement violer par Marsh, la présence sombre qui plane au-dessus de Graal. Tout cela, Jack l'apprend en découvrant le passé de Madeleine Lecleuse qui était la précédente reine. Or le temps du retour est venu pour Marsh, au nom suggestif puisqu'il signifie « Marécages ».
Bayous, moiteur, torpeur des âmes engluées aux lieux, Lucius Shepard invoque l'héritage littéraire de Tennessee Williams et plus encore de Carson Mc Cullers dans son indépassable Reflet dans un œil d'or, pour se l'approprier dans une reprise magistrale qui fait de ce roman à la fois un bijou de construction et un formidable moment de lecture, hybride curieusement viable de Steinbeck et du meilleur Stephen « Différentes Saisons » King. À quoi s'ajoute une dimension documentaire, littéralement par accident, à l'aune de l'ouragan Katrina survenu après sa publication. Dans une préface qui remplace celle de Poppy Z. Brite figurant dans l'édition originale, Shepard s'interroge sur l'identité de la Nouvelle-Orléans, et au-delà de la Louisiane. Comment parler d'un lieu qui n'existe plus, d'un endroit qui avant même le cataclysme n'était trop souvent perçu qu'à travers une poignée de clichés ? Le rapprochement éditorial avec Brite se double d'ailleurs d'une comparaison textuelle, si l'on a en mémoire le recueil de nouvelles Petite cuisine du Diable de l'auteure (Au Diable Vauvert). Fête, magie de la ruelle, Carnaval et câpres grillées, Poppy Z. Brite nous offrait des images certes agréables, mais qui avaient l'épaisseur de chromos collés sur le frigo de son époux restaurateur. Restaurer la Nouvelle-Orléans n'est pas le but de Shepard qui n'a en rien à compenser l'inactivité du gouvernement américain. Sa finalité n'est pas directement politique mais communautaire, ce que traduit l'intemporalité de Graal. De plus, Lousiana Breakdown offre une variation autour des thématiques chères à l'écrivain, notamment la distinction entre Nature et Milieu. La Nature n'a jamais été aussi absente dans l'œuvre de Shepard qui s'intéresse davantage au mode d'existence de l'homme dans son environnement, où l'on ne vit pas mais survit, dans une nécessaire interaction réciproque qui oblige à l'adaptation. « Le Train noir », nouvelle figurant dans le recueil collectif Les Continents perdus (Denoël « Lunes d'encre »), en offrait un inoubliable exemple. Ici, Jack Mustaine, étranger de passage, et donc étrange aux yeux de ceux qu'il considère comme des weirdos, est incapable de comprendre le prix nécessaire à payer. Même sa musique est déplacée face au choix inaltérable du juke-box, le héros a un drôle d'air c'est pourquoi il reprendra la route. Dans la bonne ville de Graal la destinée individuelle est absente au profit d'un rôle social, le tout compte davantage que ses parties. Vida est instrumentalisée, réduite à un objet sexuel soumis aux exigences de Marsh, qui en retour lui permet de distinguer les véritables Formes modelant la ville. L'épisode des homoncules dans les pommes de terre, recouverts de ketchup et engloutis par un habitué obèse justifie à lui seul l'achat du roman. Sa fin renvoie au début, une symétrie dont on ne sait si elle est le fait du narrateur ou du souverain Marsh. Tout va, tout revient, rien ne change jamais à Graal. Et ce n'est pas la chronologie pointilleuse des faits cherchant à rythmer une durée immobile, celle de l'instant, qui y change quoi que ce soit. Venez à Graal, puisque vous en sortirez, vivant mais pas indemne, attendu que vous n'êtes pas du coin. Reste à saluer la formidable traduction d'Henri-Luc Planchat, taillée à mesure du talent de Shepard dans de la toile de moustiquaire.