À l'instar de la pierre philosophale, la seule mention du nom de Howard Phillips Lovecraft semble transformer le plomb des caractères d’imprimerie en or, du moins si l’on se fie à a profusion des essais, biographies, pastiches et autres variations autour de l’auteur de Providence et de son œuvre. Bien connu dans nos contrées pour trois romans, un titre de SF (Un Requin sous la Lune) et deux thrillers (Bad Monkey et La Proie des âmes), Matt Ruff apporte sa contribution à cet engouement, en livrant un Lovecraft Country où l’attrait pour l’univers lovecraftien tient plus de l’argument cosmétique que d’une véritable réécriture de ses motifs. Il ne faut en effet pas longtemps pour constater que la menace indicible s’incarne surtout dans les valeurs méphitiques d’une ségrégation raciale plus que jamais profondément enracinée aux États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, y compris au nord de la ligne Mason-Dixon. Un fait dont Atticus Turner, ex-vétéran de la guerre de Corée, fait l’amère expérience au quotidien, mais aussi son père Montrose, sans oublier toute sa famille et ses proches, tous membres de la communauté noire de Chicago. Et, si l’on trouve bien des éléments surnaturels, voire science-fictifs dans Lovecraft Country, ils tiennent bien plus d’une sorte de pastiche des pulps dont Atticus et son oncle sont d’ailleurs de fervents lecteurs. Le roman de Matt Ruff s’apparente donc davantage à une satire légère de l’Amérique, confrontée ici à ses contradictions sur la question noire. On y apprend beaucoup sur la condition de cette part notable de la population, toujours regardée avec méfiance et une bonne dose de condescendance, quand il ne s’agit tout simplement pas de racisme avéré. Les difficultés à se loger dans les quartiers blancs et les stratégies mises en œuvre pour déjouer les obstacles empêchant les colored people de louer ou acheter une maison remplissent quelques belles pages du roman. De même, sans chercher à en amoindrir les effets, Matt Ruff retranscrit la suspicion entretenue sciemment autour de la communauté noire, accusée de nombreux maux sociétaux, notamment une délinquance associée naturellement à la couleur de peau. Les brimades et intimidations de la police, par ailleurs inerte lorsqu’il s’agit de faire respecter les droits des Noirs, les insultes et violences racistes commises dans un climat d’impunité révoltant, tout ceci contribue à dresser un portrait guère reluisant de la société américaine de l’après-guerre, tout en renvoyant le lecteur à l'actualité récente. Matt Ruff distille l'information, mêlant les allusions à l’Histoire aux ressorts plus divertissants du pulp. On découvre ainsi l’existence du Guide du voyage serein à l’usage des Noirs, que l’on pourrait taxer de trouvaille géniale s’il n'était historiquement attesté, mais aussi l’infamie des émeutes de Tulsa. D’aucuns pourraient juger le trait forcé, déplorant l’aspect manichéen du roman. Bien au contraire, dans un épisode des plus intéressants, Matt Ruff propulse par magie une Noire dans la peau d’une Blanche. De Ruby, elle devient Hillary, profitant, non sans une certaine culpabilité, de ce renversement de situation. Découpé en plusieurs chapitres formant autant d’aventures, Lovecraft Country donne la fausse impression d’un fix-up, variant ambiances et personnages. On y retrouve cependant le motif récurrent d’une secte secrète, exclusivement composée de WASP, organisant des rites impies pour contrôler le monde, mais également d’autres tropes du fantastique, comme celui de la maison hantée ou de la possession maléfique. Le lecteur de de science-fiction n'est pas oublié, notamment à l’occasion d’un voyage sur une autre planète, via un télescope doté de capacités spéciales. Bref, dans l’ensemble, le roman de Matt Ruff reste une lecture légère, amusante, très référencée, non dépourvue de fond, mais peut-être un tantinet inaboutie et dilettante. En dépit de ce bémol, le sujet semble pourtant avoir attiré l’attention de HBO puisqu’une adaptation est d’ores et déjà prévue, sous la houlette de Jordan Peele, le réalisateur de Get Out. Il faut croire que Matt Ruff a su capter l’air du temps, d’une certaine façon.