Stephen BAXTER, Arthur C. CLARKE
J'AI LU
448pp - 8,00 €
Critique parue en avril 2013 dans Bifrost n° 70
Ce livre est mauvais.
Ce livre est excellent.
Si tant Arthur C. Clarke que Stephen Baxter étaient de brillants stylistes, ça se saurait ! Chez ces éminents britanniques représentants du courant hard science, l’intérêt est ailleurs. Clarke, que l’on a toujours préféré nouvelliste que romancier — peut-être cela tient-il au fait qu’il a été un auteur de l’ « Age d’or » –, et Baxter, dont on a jusqu’à présent peu lu les nouvelles en français, n’ont jamais proposé des récits particulièrement rythmés. Plus courts, les premiers romans de Baxter, Gravité et Singularité, souffraient moins de ce manque que des œuvres plus récentes telles que Titan ou Déluge, par exemple. Rendez-vous avec Rama, roman pourtant peu volumineux jouissant d’une réputation exceptionnelle et justifiée qui le hisse au rang des chefs-d’œuvre d’Arthur C. Clarke, souffre du même défaut. Peut-être est-ce dû aux options résolument réalistes qu’ils choisissent l’un et l’autre ? Quoiqu’il en soit, ils ont tous deux assez à offrir pour que ce défaut, bien que majeur et récurrent, ne soit pas rédhibitoire.
Cette collaboration entre ces deux auteurs proches, tant par leur manière que par leur intérêt pour les extrapolations scientifiques de hautes volées, a achevé d’établir la réputation de Stephen Baxter comme héritier d’Arthur C. Clarke.
L’histoire ? Elle tient dans les histoires de famille d’Hiram Patterson et les coups de pute auxquels il se croit autorisé en tant que patriarche fondateur d’un empire technologique. Les victimes : son fils Billy ; son autre fils David, qu’il utilise bien qu’il le méprise parce qu’il est catholique fervent comme sa mère ; Heather, la mère (porteuse de Billy) ; la fille de celle-ci, Marie ; et plus que tout autre, Kate Manzoni, l’amour de Billy. Outre cette famille plus décomposée que recomposée, on ne croisera guère que l’agent du FBI Michael Mavens et Mae Wilson, aussi cinglée que sa fille. Hiram Patterson n’aime personne et tout le monde le déteste. Les auteurs ont utilisé là le matériel minimum pour faire de leur livre un roman.
Tout le reste n’est que spéculations de hautes volée et c’est bien ce qui passionne !
Spéculations qui tournent autour de la camver, une caméra high-tech qui possède la formidable capacité de voir le passé ! Par cet aspect, ce roman est à rapprocher de La Rédemption de Christophe Colomb d’Orson Scott Card, et des Yeux du temps de Bob Shaw. Du coup, des légions de cadavres sortent des placards où on les avait planqués à tout jamais, pensait-on. Les cadavres de la vie privée de tout un chacun, parfois au sens propre (il faut bien quelques éléments pour alimenter une narration un peu pauvre), tout aussi bien que ceux de l’Histoire avec un grand « H ». Des millions de gens avec des millions de camver scrutent le passé des grands et des moins grands. De l’origine d’une célèbre chanson des Beatles à un discours de Lincoln, tandis que le Roi Arthur s’évapore dans les limbes du temps, Jésus se révèle d’une classe sociale bien supérieure à ce à quoi on pourrait s’attendre : point de pauvre charpentier mais un maître artisan de première bourre ; le Frank Lloyd Wright de son époque ! De là, les auteurs interrogent la mythographie qui constitue notre vérité historique. Une vérité plus vraie, la réalité, chasse des mensonges dont il était pourtant bien plus facile de s’accommoder.
Tandis que l’ancien monde vole en éclats, la jeunesse s’adapte au monde de la camver et le pousse dans ses derniers retranchements. L’information passe par les trous de ver minuscules à travers l’espace et/ou le temps, et bientôt la technologie permet de se greffer une camver dans la cervelle pour créer un gestalt télépathique qui rappelle fort la « cohérence » du roman d’Andreas Eschbach, Black*out. Muni d’un traqueur génétique, la camver peut bondir d’une génération à la précédente en remontant l’ADN mitochondrial jusqu’aux origines même de la vie dans un vertigineux plongeon à travers le temps.
A travers La Lumière des jours enfuis, Clarke et Baxter essaient d’envisager tout le potentiel de la technologie qu’ils ont imaginée, forçant le fameux « et si » aussi loin qu’ils le peuvent. La technologie de la camver est trop spéculative pour faire l’objet d’un essai, aussi ont-ils écrit un roman. Une première collaboration qui brille davantage par les problématiques ahurissantes qu’elle soulève que par sa force narrative.