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Les critiques de Bifrost

Lumière virtuelle

William GIBSON
J'AI LU
444pp - 7,20 €

Critique parue en octobre 2019 dans Bifrost n° 96

[Critique commune à Lumière virtuelle, Idoru et Tomorrow’s Parties.]

Son statut de meneur du mouvement cyberpunk n’a pas vraiment facilité la tâche à William Gibson pour la suite des opérations de l’après- Neuromancien. Passé l’amusant intermède steampunk de La Machine à différences, il lui fallait pourtant revenir aux affaires, explorer à nouveau ce sous-genre emblématique de l’époque qu’il avait, probablement plus qu’aucun autre, contribué à définir, et ce sera l’objet d’une deuxième trilogie, dite « du Pont ».

Ce « Pont », matériellement du moins, c’est le Bay Bridge , qui relie San Francisco à Oakland. Après un tremblement de terre ayant peu ou prou ravagé la métropole, il a été accaparé par les plus pauvres et les moins dociles de ses habitants, qui ont fait de ce lieu de transit un lieu de vie – une sorte de zone autonome forcément anarchique, idéal libertaire encore qu’avec ses propres codes pour ceux qui y résident, bidonville infernal peuplé de tarés et de cannibales pour ceux qui n’osent pas y mettre les pieds et auxquels on promet une nouvelle San Francisco sur le modèle de la nouvelle Tokyo, elle aussi jaillie d’un tremblement de terre, métropole lisse, aseptisée, fonctionnelle, sans âme, produit d’une nanotechnologie dont la vélocité a quelque chose d’insidieusement inquiétant…

Le Pont joue un rôle crucial dans Lumière virtuelle et dans Tomorrow’s Parties ; en revanche, il est à peu près totalement absent dans Idoru, qui se déroule pour l’essentiel à Tokyo (avec toutefois un autre avatar de zone autonome, mais virtuelle cette fois, inspirée de Hong Kong). Ce sont pour l’essentiel les personnages qui font le… pont entre les trois romans : la coursière Chevette, l’ex-flic Rydell, le sociologue en pleine observation participante Yamazaki, qui apparaissent tous dans Lumière virtuelle, mais aussi « l’enquêteur médiatique » Colin Laney, la star du rock sino-irlandaise Rez et l’égérie virtuelle Rei Toei, que l’on ne voit pour la première fois que dans Idoru. Et quelques autres…

Dans ces trois romans l’intrigue, au fond assez secondaire se résume aisément, du moins pour les deux premiers : dans Lumière virtuelle, la coursière Chevette, pur produit du Pont, dérobe à un richard malotrus une paire de lunettes qui s’avère être bien plus que ça – flics pourris, mercenaires privés et mafieux forcément russes se lancent illico aux trousses de la jeune femme, totalement dépassée par les événements et constamment aux abois. Dans Idoru, la rumeur que la rock-star Rez va épouser la personnalité de synthèse Rei Toei – quoi que cela veuille dire – suscite des enquêtes parallèles au Japon : l’une est exécutée par Colin Laney, analyste en mesure de repérer les « points nodaux » révélateurs d’une évolution dans les données médiatiques ou davantage privées ; l’autre est menée par une adolescente américaine fan de Rez, Chia, qui reprend pour le coup un peu le rôle de Chevette dans le roman précédent. Enfin, Tomorrow’s Parties se montre plus ambitieux et tente de rassembler les lignes rouges esquissées dans les deux premiers volumes : un Colin Laney à demi fou/mort recrute Rydell, depuis Tokyo, pour mener une enquête à San Francisco, à ceci près qu’aucun des deux ne sait vraiment pourquoi et en quoi cette mission consiste au juste – mais l’affaire ramène Berry Rydell au Pont, où il retrouve son ex, Chevette Washington… juste avant l’apocalypse.

Les codes du cyberpunk sont là, cette grammaire que William Gibson a largement contribué à définir : méga-corpos oppressives, autorités politiques en totale déliquescence et, donc, mafieux russes, zones de non-droit et utopies virtuelles, imprégnation massive de la culture populaire japonaise, héros interlopes et low-life, réseaux omniprésents, médias qui ne le sont pas moins, etc. Pourtant, l’approche est différente, plus sobre. Si la technologie y joue un rôle crucial, c’est d’une manière moins débridée que dans la « trilogie Neuromantique ». Ceci notamment parce que l’auteur se projette dans un futur très proche (Lumière virtuelle débute en 2006, treize ans seulement après sa date de parution), plus proche sans doute que celui de Neuromancien – augurant peut-être d’une démarche de retour au présent, que la « trilogie Blue Ant » accentuera.

Pour le lecteur d’aujourd’hui, et pas simplement en raison des dates affichées, ce futur relève déjà du passé. On peut supposer que Gibson en était pleinement conscient et que cela faisait partie du propos. À relire cette trilogie aujourd’hui, on a le sentiment que la technologie qui se trouve à la pointe de la pointe dans un roman est automatiquement considérée comme acquise dans le volume suivant – de même, d’une certaine manière, que la technologie tout juste atteinte à la conclusion de la « trilogie du Pont » constitue le quotidien finalement anecdotique de la « trilogie Neuromantique » (sans qu’il s’agisse d’en faire un cycle commun).

Ce rapport à la technologie, en évolution constante et rapide, ne devrait toutefois pas nous surprendre, nous qui, depuis la « trilogie du Pont », avons pu peser combien, entre autres, l’internet, les téléphones mobiles, les drones, etc., ont changé nos vies à un point inimaginable et en un laps de temps restreint. De fait, la technologie, et tout autant son rapport à elle, tel qu’exposé dans ces romans, nous est pour l’essentiel « acquis » : les lunettes à réalité virtuelle ou augmentée, les stars de synthèse et les fans de chair et d’os qui veulent les épouser, les réseaux sociaux avec avatars, sous-cultures et dark web, les drones – qu’ils soient grand-public ou militaires, etc. : check, check, check

Ce rapport très conscient à la quincaillerie du futur ne nuit pourtant pas à la pertinence de la « trilogie du Pont », même encore maintenant. Pour partie parce que William Gibson, jouant en son temps à l’anthropologue du futur immédiat, dissèque avec acuité le monde qui est aujourd’hui le nôtre – au-delà de la technologie, il questionne l’économie, les mœurs, les médias, et traite aussi bien du sida que du star system ou du retour au religieux. Il ne s’agit certainement pas de faire de l’auteur un « prophète », comme (trop) souvent en science-fiction, et son statut de « pape du cyberpunk » y a longtemps incité. À cet égard, la « trilogie du Pont » ne brille d’ailleurs pas par l’audace de ses visions ; c’est plutôt que l’auteur, en suivant le fil de la marche du monde, en livre sur le vif une interprétation plausible en même temps que posée. Pas nécessairement objective, d’ailleurs, car les sympathies de l’auteur sont transparentes, sans que cela soit un problème – il y a beaucoup de Gibson dans le personnage de Yamazaki, dont l’observation participante de la société du Pont se charge d’émotion, tout spécialement dans les rapports entretenus avec le vieux bonhomme Skinner, aussi attachant que bourru (au passage, la nouvelle « Skinner’s Room », datant de 1990, peut être considérée comme le véritable point de départ de la « trilogie du Pont »).

Si Gibson parvient à immerger le lecteur dans ce lendemain immédiat, c’est en raison de ses personnages – ces figures qui constituent le liant de la trilogie ; pas spécialement des héros, du moins pas au sens surhumain du terme, plutôt, à la base, des victimes très concrètes et plausibles du hasard, pour beaucoup issues d’un milieu populaire qui les a prédisposées à subir les événements. Chevette, Chia, Rydell aussi, peut-être, dans une moindre mesure, Colin Laney également, font tous preuve, initialement du moins, d’une certaine naïveté qui leur vaut donc de se faire escroquer, sinon pire, par toute une théorie de dominants motivés par leur seul égoïsme borné. Mais cela n’a qu’un temps : en fait de victimes, ces personnages font tous, à un moment ou à un autre, preuve de pragmatisme, ou de lucidité, ou de détermination, ce qui les amène à refuser le sort qu’on entend leur imposer, à se battre pour y échapper. Dans certains cas, ce combat les dépasse même largement, car les enjeux, de privés qu’ils paraissent tout d’abord, s’avèrent à terme globaux : c’est, sinon le monde, du moins le Pont qu’il s’agit de sauver. Rydell, par ailleurs, brille régulièrement par sa capacité à faire les bons choix, au plan éthique, quand son environnement « professionnel » devrait l’amener, sinon à commettre des horreurs, du moins à fermer les yeux quand il y assiste (soit bien trop souvent) : il est aux premières loges pour peser la corruption du système. Même la gamine Chia, dont les motifs sont au départ les plus futiles qui soient, fait en définitive preuve d’une combativité qui force le respect.

Colin Laney joue peut-être dans un registre différent – ce qui, au fond, justifie son association aux personnages bigger than life que sont les stars Rez et a fortiori Rei Toei, l’inhumaine idoru, jusque dans leur côté factice, pourquoi pas. Si Chevette, Rydell, Chia, gagnent à incarner des archétypes somme toute banals et très humains, Colin Laney, pour sa part, se situe dans une autre catégorie, à vrai dire surhumaine. Il y a tout de même un point commun, marqué : la différence de Colin Laney trouve ses origines dans une domination aveugle subie pendant son enfance – dans un orphelinat, un programme passablement conspirationniste lui a administré une drogue qui a fait de lui ce mutant anxieux jouant un rôle central dans Idoru et Tomorrow’s Parties. Sans qu’il comprenne véritablement de quoi il retourne, Colin Laney est en effet en mesure de repérer et qualifier les « points nodaux » émanant de la masse des informations – on serait tenté de dire, a posteriori, qu’il est doué pour « identifier les schémas ». Cette capacité pourrait lui conférer un inquiétant pouvoir – ce qui sera bien développé dans Tomorrow’s Parties. Pourtant, là aussi, Colin Laney suscite avant tout un certain attachement, et même de la sympathie.

Tout cela tient beaucoup à la matérialité authentique du monde décrit par William Gibson, qui s’étend à ce que l’on qualifie de « virtuel » : le thème du factice est assurément présent dans la « trilogie du Pont », et pourtant cette opposition supposée ne devrait pas être prise à la légère, comme allant de soi. Ici, c’est surtout Idoru qui développe ce thème – conférant à la notion de « Pont » des connotations différentes. Rei Toei a beau être un pur produit de synthèse, une conjonction d’algorithmes, elle n’en a pas moins de la personnalité. La « Cité fortifiée » inspirée de Kowloon est une zone autonome répondant en tous points à celle du Pont. Qu’elle soit le terrain de jeu numérique d’ otaku en perte de contact avec le monde « réel » comme Masahiko n’y change au fond pas grand-chose. Et si, dans ces réseaux, telle jeune fille entend se rêver en chef de gang mexicain uniquement féminin, avec un background aztèque outrancier, après tout, pourquoi pas ?

Au-delà, cependant, il y a bien ce monde très matériel, très concret, qu’arpentent « IRL » les personnages de la « trilogie du Pont ». Un monde essentiellement nocturne, sale, sans doute, peu rassurant, dont les rues sordides semblent n’être éclairées que par les néons excessifs de telle ou telle enseigne Lucky Dragon, dégoulinante de vulgarité capitaliste. Les échoppes éphémères du Pont débordent pourtant de vie, et le tableau de la « cité de carton » de Shinjuku est autrement désolant : Tomorrow’s Parties abonde en tableaux marquants dépeignant ce microcosme SDF où un Colin Laney à bout se réfugie par défaut, y croisant des personnages comme le déprimant Costume, un ex-cadre totalement aliéné, qui entend sans grand succès maintenir une apparence de respectabilité en peignant sa chemise en blanc – et ses talons en noir pour donner l’illusion de chaussettes. Au fond, c’est ici que réside le plus le factice, avec pourtant des connotations on ne peut plus concrètes.

Mais où qu’on se trouve, à San Francisco comme à Tokyo, dans une boîte révoltante de luxe en toc ou dans un love hotel miteux, sous l’éclat agressif des néons ou dans les fantasmes virtuels des réseaux, ce monde est vivant. Et c’est un atout marqué de la « trilogie du Pont », probablement celui qui contribue le plus à en faire, encore aujourd’hui, une lecture enthousiasmante et stimulante : cette expérience poussée d’immersion dans un monde qui ressemble beaucoup au nôtre, sous un éclairage un peu différent.

Certes, la « trilogie du Pont » n’est pas sans failles. On l’a vu, ce n’est pas pour la qualité ou l’inventivité des intrigues qu’on la plébiscitera. Dans le cas de Lumière virtuelle, c’en est même presque autoparodique : les codes cyberpunk sont là, mais sur un mode fainéant, l’histoire a déjà été lue cent fois, en SF ou en polar. Idoru s’en tire mieux, en raison du caractère parfaitement dérisoire, si amusant et vaguement intriguant, de son point de départ. L’absence d’enjeux visibles nuit cependant à terme au roman, qui ne satisfait pas quand il ramène artificiellement dans la partie Ivan et compagnie. Tomorrow’s Parties fait preuve de plus d’ambition, on l’a dit, en tentant de nouer les fils des deux premiers romans, et d’en dériver des enjeux globaux, macrocosmiques, qui leur étaient largement étrangers. Le problème est cette fois d’un autre ordre : en raison du postulat même du roman, la nature de la mission confiée à Rydell par Colin Laney n’étant véritablement comprise ni de l’un ni de l’autre, et Gibson usant d’un ton allusif riche en non-dits, l’objet même du récit s’avère bien obscur.

À ce souci d’intrigues s’en ajoute un autre : le style. On a le sentiment d’un auteur qui se cherche, qui, à bon droit, ne veut pas répéter les choix de la « trilogie Neuromantique », sans pour autant se renier (les amateurs de métaphores techno-tordues ne seront pas dépaysés), mais qui n’est pas bien certain de la direction à prendre. Il en résulte trois romans assez distincts, en termes de style comme de structure. Lumière virtuelle s’en sort bien, tout en fausse simplicité, porté par des descriptions aussi justes que laconiques et des dialogues savoureux, d’un naturel appréciable. Idoru est bien différent : si la structure du roman est plus simple que celle des deux autres (on alterne régulièrement les deux seuls points de vue de Chia et Colin Laney), le style se fait plus hermétique, perclus de phrases nominales et autres effets lapidaires dont la sécheresse déstabilise sans convaincre – et, disons-le, la traduction française, au mieux médiocre, n’arrange rien à l’affaire… À l’inverse, Tomorrow’s Parties joue d’une structure plus complexe, plus éclatée (73 chapitres parfois très brefs, dont il résulte une impression de mosaïque), ce qui contribue au caractère obscur de la narration ; le style retrouve pour part la simplicité apparente et surtout le naturel de Lumière virtuelle, pour un résultat qui convainc bien davantage (on regrettera cependant, une fois de plus, une traduction française… disons cette fois « inégale »). Ces expérimentations n’étaient pas vaines – mais elles ne trouvèrent probablement leur achèvement, au moins temporaire, qu’avec Identification des schémas.

Avec le recul, le bilan de la « trilogie du Pont » est contrasté, et il est bien sûr tentant d’y voir un pont entre les trilogies « Neuro-mantique » et « Blue Ant ». Plus d’un aspect y contribue : aussi bien cette anticipation à bien plus court terme que dans la première trilogie, avec un rapport différent à la technologie, que les recherches plus ou moins couronnées de succès d’un auteur désireux de redéfinir son style et ses modes de narration. Certains personnages peuvent être envisagés comme des échos de Neuromancien et ses suites, mais d’autres annoncent plus franchement Identification des schémas… Différents thèmes, presque obsessifs, contribuent par ailleurs à faire le pont, de la fascination pour le Japon et sa culture à l’intérêt pour la mode et les médias, qui prendra une tout autre dimension dans la « trilogie Blue Ant ».

Cependant, la « trilogie du Pont » doit de préférence être envisagée pour elle-même : elle a ses défauts qui lui sont propres (intrigues indigentes ou trop obscures, errances stylistiques qui font le grand écart, « méchants » trop caricaturaux), et de même pour ses qualités (« héros » attachants, expérience d’immersion très lucide et efficace, acuité du regard anthropologique) ; globalement, ces dernières l’emportent, et justifient qu’on relise la « trilogie du Pont » aujourd’hui, treize ans après les événements anticipés dans Lumière virtuelle.

Bertrand BONNET

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