En peu de temps, N. K. Jemisin est devenue une figure incontournable de la SF anglo-saxonne. Outre d’évidentes qualités littéraires, qui lui ont permis de rafler tout ce que le milieu compte de prix, son œuvre est marquée par un engagement en faveur des droits des femmes et des Afro-américains. Le titre anglais du recueil s’inspire d’ailleurs d’un précédent essai de l’auteure consacré à Janelle Monae, une icône de l’afrofuturisme. Appliqué à la fiction, le terme renvoie à des formes de récits qui explorent, à travers la technologie ou l’Imaginaire, l’identité et le devenir noirs. Mouvement culturel qui s’enracine dans une pensée décoloniale, l’afrofuturisme entend reprendre possession de l’histoire des afro-descendants, non seulement en inventant des futurs alternatifs, mais aussi en réinvestissant le passé, car il n’est pas d’avenir possible sans connaissance intime de ses origines.
La plupart des nouvelles du recueil s’emploient à illustrer ce discours programmatique, privilégiant des personnages « non-blancs », plutôt féminins, et des cadres qu’on qualifiera pudiquement d’exotiques. L’auteure a toutefois l’adresse de ne jamais verser dans le pensum militantiste. Si quelques nouvelles traitent expressément du ségrégationnisme et du racisme ordinaire au sein de la société américaine, son message vise à l’universel. En donnant voix aux marginaux, aux invisibles, en mettant à nu les mécanismes de domination et d’oppression à l’œuvre dans toute organisation sociale, elle ne s’adresse pas seulement à une minorité, mais à tous ceux, sans distinction de genre ou de race, que le système écrase ou rejette à cause de leurs différences.
Ainsi, forte d’une belle connaissance des thématiques classiques de la SFF, Jemisin parvient à faire de ses convictions profondes le matériau intime d’une relecture militante. À la variété des tropes répond par ailleurs une diversité des modes de narration et des registres. Dystopie, mondes virtuels, fantasy urbaine, steampunk, post-apo’, fantastique, conte : il y a une volonté manifeste de s’essayer à tous les genres, d’expérimenter, l’auteure allant jusqu’à revendiquer dans sa préface ce côté work in progress. En ce sens, Lumières noires est bien plus que la somme de simples histoires. Le recueil représente une chronique de l’évolution de Jemisin en tant qu’individu, activiste et écrivaine. Si l’on peut reprocher à l’activiste un discours parfois trop politiquement correct, l’écrivaine (débutante à l’époque de la rédaction de certains textes) se montre bluffante de maîtrise. Les nouvelles s’avèrent dans l’ensemble impeccablement construites et signifiantes, grâce à une prose toujours juste, dont la magie ne repose pas sur des effets spectaculaires mais sur une grande attention portée aux situations et aux personnages, et sur l’intensité mise dans la description des infimes variations du réel.
Un top 5 pour finir, même si presque tout mériterait une mention : dans le désordre, « Le Narcomancien », « Grandeur naissante », « Pêcheur, saints, spectres et dragons… » (dans la Nouvelle-Orléans dévastée par Katrina), « Vigilambule », « Avide de pierre » (une préquelle aux « Livres de la terre fracturée »). Et le prix spécial du jury pour « L’Alchemista » et « Cuisine des mémoires », où la cuisine occupe une place centrale…
Un régal pour l’esprit et les sens, à déguster sans modération.