Pasi Ilmari JÄÄSKELÄINEN
EDITIONS DE L'OGRE
416pp - 25,00 €
Critique parue en octobre 2016 dans Bifrost n° 84
[Critique commune à Lumikko et Saccage]
Après avoir publié début 2016 le magistral Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman d’Angela Carter, l’Ogre a depuis édité deux autres titres relevant de l’Imaginaire : Lumikko et Saccage. Cette jeune maison – créée en 2014 par Aurélien Blanchard et Benoît Laureau – se montre fidèle à sa ligne éditoriale privilégiant, selon ses fondateurs, « des livres qui mettent à mal notre sens de la réalité de deux façons : soit dedans, avec l’altération du sensible et de la subjectivité, soit dehors, avec l’altération du réel objectif, c’est-à-dire l’irruption d’éléments appartenant au fantastique. » Hybride, le catalogue de l’Ogre mêle littérature blanche – mais nullement pâle, à l’instar du shakespearien et saisissant Cordelia la guerre de Marie Cosner – et « mauvais » genres tel L’Orage et la loutre de Lucien Ganiayre, beau récit surnaturel déjà publié en 1972 et judicieusement réédité par l’Ogre.
De fantastique, il est encore question dans le récit finlandais Lumikko. S’il s’agit du premier texte de Pasi Ilmari Jääskelainen traduit en français, l’auteur n’est pas un débutant. Remarqué dès les années 1990 grâce à ses nouvelles de SF, il est devenu, avec Johanna Sinisalo, une figure majeure du finnish weird. La fine traduction de Lumikko restitue son fantastique longtemps diffus, ne s’épanouissant pleinement que dans ses derniers chapitres. Car c’est d’abord la couleur d’un « roman psychologique respectant les traditions réalistes de la littérature finlandaise » que revêt Lumikko, selon une formule d’Ella, son héroïne. Écrivaine à ses heures, la jeune enseignante a été choisie par Laura Lumikko, star planétaire de la littérature enfantine – un double fictif de Tove Jansson, la créatrice de Moumine ? – pour intégrer « la Société littéraire de Jäniksenselkä », le cercle d’auteur.e.s le plus prestigieux de Finlande. C’est avec acuité qu’est dépeinte l’intériorité d’Ella, bouleversée par sa soudaine promotion dans la République des Lettres finnoises. Mais Lumikko est aussi parsemé de détails étranges, émaillant sa blanche tonalité romanesque de très singuliers éclats. Une « peste des livres » sévit à la bibliothèque municipale de Jäniksenselkä, réécrivant la trame des ouvrages qui s’y trouvent. Une même instabilité affecte les espaces : sentiers et demeures deviennent des labyrinthes, hantés par des meutes de chiens errants. Le plus obsédant des mystères de Jäniksenselkä reste, cependant, la disparition inexplicable de Laura Lumikko un soir d’hiver. Peu à peu, ces notations et événements bizarres composent un réel contaminé par la fiction. Notamment celle imaginée par les membres de la Société littéraire comptant, outre une auteure de contes pour enfants, des écrivaines de SF et de polar ou un scénariste de séries télévisées. Fascinante énigme romanesque, Lumikko est aussi un véritable manifeste sur la toute-puissance de l’imagination et du récit, capables de recréer le réel…
Triomphantes dans le roman de Pasi Ilmari Jääskelainen, fiction et narration semblent en revanche au bord de l’extinction dans le monde de Saccage. Cette première œuvre du jeune et très doué Quentin Leclerc déploie un univers dystopique. Comme l’annonce le titre, tout n’y est que ruines. La faute en incombe à une oligarchie prédatrice – celle des « industriels » et de la « milice », régnant initialement dans Saccage – ou génocidaire, telle « l’armée des continents perdus » se substituant bientôt aux premiers. Détruisant les êtres et l’environnement, ces avatars successifs de la domination ravagent encore le langage et l’imaginaire. Ils usent de novlangues aussi anémiées que les corps martyrisés de leurs victimes, aussi unidimensionnelles que les paysages arasés par la pollution et la guerre. En cet âge de destruction totale, considérer le langage – et les récits dont il est le vecteur – comme sources du Beau et du Bon tient lieu d’acte de résistance. C’est en toute logique que la « basse parole des ignorés » formant l’essentiel du roman – une succession de témoignages de quelques un.e.s de ces damné.e.s de la Terre future – brille par sa splendeur formelle et sa fécondité narrative. Styliste remarquable, Quentin Leclerc empreint de beauté poétique ces pages à la cruauté effroyable, les sauvant du désespoir complet. « Dans ce que l’armée des continents perdus laissera au gel, il y aura les mots […]. Dans le macabre, il y aura cette ultime parole. Tout restera envie grâce à cela qui est dit […]. Les choses auront encore ce sens que le gel tente d’effacer. »Exaltant comme Lumikko les vertus subversives de l’imaginaire et de l’art du récit, Saccage confirme ainsi la belle et passionnante cohérence de l’entreprise éditoriale de l’Ogre.