À la fois proche et lointaine, la Lune féconde l'imaginaire de l'humanité. Cadre de rêveries philosophiques et siège d'expérimentations utopiques, quand elle n'est pas l'une et l'autre à la fois, son aura fascine également les écrivains de science-fiction depuis au moins H. G. Wells. Lune et l'autre, le recueil de John Kessel, nous projette donc sur la Lune dont on apprend que la surface a été peuplée par une multitude de colonies humaines. Combien ? Difficile de répondre à cette question puisque l'auteur l'élude afin de se focaliser sur une communauté en particulier : la Société des Cousins. Imaginez donc une utopie fondée dans le but de combattre le pouvoir phallocrate des hommes. Une collectivité matriarcale vaguement anarchiste où l'amour est libre et où les femmes sont vraiment considérées comme l'égal des hommes. Une société idéale au regard de ses fondateurs féministes. Vous aurez ainsi une image sommaire de la Société des Cousins. Toutefois, cette égalité a un prix. Elle passe par la culpabilisation des hommes, qui sont sommés de reconnaître leur nature fondamentalement violente et oppressive. Elle passe aussi par leur infantilisation. Chez les Cousins, seules les femmes, plus précisément les matrones, gouvernent. Restent aux mâles le statut d'hommes objets et une vie d'oisiveté entretenue, s'ils ont l'heur de plaire et de satisfaire le désir sexuel d'une ou de plusieurs femmes.
En dépit des apparences, il faut se faire une raison : Lune et l'autre peine à convaincre. L'utopie ambiguë de John Kessel fait bien pâle figure aux côtés de ses illustres prédécesseurs. Pourtant, le propos était engageant. En mêlant l'intime à une réflexion de nature plus sociétale, le recueil s'aventure dans le champ de la fiction spéculative et expose, sans effet tapageur, l'absurdité des prisons mentales dans lesquelles s'enferme l'humanité, tous sexes confondus. Néanmoins, les choix narratifs de l'auteur, les situations un tantinet bancales, l'aspect très « daté », pour ne pas dire caricatural (encore qu'il soit assez amusant de lire des préjugés féministes sous la plume d'un homme) des relations hommes/femmes, ne fonctionnent pas ou provoquent l'agacement. Dans le détail, ce n'est hélas guère mieux. Rien ne vient rehausser l'impression générale qui prévaut une fois le livre refermé. Le sommaire du recueil est inégal et, même avec la meilleure volonté du monde, on ne peut s'empêcher de considérer que trois des textes proposés rabâchent les sempiternels clichés lus mille fois ailleurs.
On commence doucement avec un court texte, « Le Genévrier ». Nous pénétrons le monde clos des Cousins par l'entremise d'un couple de migrants, un père et sa fille. Au choc qu'ils ont vécu en découvrant les schémas moraux différents, s'ajoute un conflit de nature beaucoup plus intime. Celui d'un père jaloux qui s'inquiète de voir sa fille courtisée par un prétendant dont il se méfie. L'incipit de l'histoire saisit l'attention mais l'intérêt retombe rapidement, tant la narration est pesante et l'interaction entre les personnages maladroite. Le texte suivant, « Histoires pour hommes », s'annonce comme la pièce principale du recueil (James Tiptree Award en 2002, quand même). John Kessel y relate la rébellion adolescente un brin piteuse d'Erno, jeune fils à maman, que l'injustice de la condition masculine révolte. Sa fougue juvénile le pousse inexorablement à épouser la cause d'un personnage trouble et troublant qui se surnomme Tyler Durden (toute allusion à Fight Club de Chuck Palahniuk n'est pas fortuite). Erno se retrouve ainsi entraîné dans un complot qui aboutira à son bannissement. Et tout cela pourquoi ? Pour se rendre compte que le pouvoir est un leurre et que s'il n'est pas un homme, au sens mythique du terme, il était pourtant bien à sa place dans la Société des Cousins. « Histoires pour hommes » est sans conteste le texte qui se détache du recueil. John Kessel parvient ici à donner suffisamment de substance à la Société des Cousins et à la rébellion d'Erno. Toutefois, la tonalité « old school » de la narration manque singulièrement de punch et on se surprend à plusieurs reprises à compter les pages qui restent. « Sous l'arbre à goûter » est, quant à lui, le texte le plus cruel et le plus court du recueil. Sans doute est-il aussi le plus anecdotique. On y découvre de quelle façon le caprice d'une jeune adolescente aboutit à la condamnation d'un homme plus âgé qu'elle. Narration sans surprise, dénouement convenu, cette nouvelle est aussi vite lue qu'oubliée. Reste « Sous le soleil et le rocher », qui achèverait le recueil sur une touche presque honorable s'il ne ressassait pas un sujet déjà-vu. En fait, ce texte est surtout la suite de « Histoires pour hommes ». On y retrouve Erno en fâcheuse posture dans la colonie de Mayer, véritable paradis de l'individualisme et du libéralisme le plus débridé. Un éden dans lequel il vaut mieux être riche et où les habitants insolvables finissent congelés en attendant d'être rachetés.
Style plan-plan, thématiques peu novatrices, traitement sans éclat, ambiance rétro et mollassonne ; le bilan n'est guère brillant et l'on hésite entre la déception et un bâillement poli, à condition d'être bien… luné. On a connu John Kessel plus inspiré, et Folio « SF » aussi, d'ailleurs, notamment en matière d'inédit.