Kenneth CALHOUN
ACTES SUD
320pp - 22,00 €
Critique parue en juillet 2015 dans Bifrost n° 79
Un beau jour (ou était-ce une nuit ?), l’humanité se met à souffrir d’insomnie généralisée, avant de bientôt perdre le sommeil de manière définitive. Seules de rares personnes continuent à s’endormir régulièrement. Les insomniaques, eux, évoluent peu à peu : le manque de repos les rend tout d’abord apathiques, puis impacte leur tempérament. Ils se détachent du monde, ne lui trouvent plus aucun intérêt, se mettent à déambuler sans raison et deviennent même agressifs envers ceux ayant conservé la faculté de s’assoupir. La société s’en ressent inévitablement : avec ces hordes de désœuvrés, elle ne peut que péricliter. Même si les gens continuent à aller travailler, car ils restent conscients, ils n’ont plus les bons réflexes de vie en société et laissent les choses se dégrader peu à peu…
On aura bien sûr reconnu derrière la trame de ce livre un décalque du roman de zombie. Les éveillés de Lune noire constituent une horde de créatures qui errent sans but, agressant les individus « sains » dès qu’ils les croisent, y compris les membres de leur propre famille (ce qui nous vaut quelques scènes assez flippantes – Lila attachant ses parents au piano pendant la nuit afin qu’ils évitent de la menacer, par exemple). Ce qui n’ôte rien à l’originalité du récit, car la ressemblance s’arrête là : les créatures restent des êtres humains à part entière, doués de raison, même si celle-ci s’effiloche au fil du temps. Dès lors, contrairement aux zombies, la possibilité que les « contaminés » puissent parcourir le chemin en sens inverse, redevenir normaux, persiste. Ce qui rend d’autant plus poignante la tentative de l’un des protagonistes, Biggs, de mimer le sommeil dans l’espoir que sa femme réapprenne à dormir, d’autant qu’on comprend vite combien ladite tentative est vouée à l’échec. On pourrait croire la situation des « normaux » moins dramatique. Ce n’est pas le cas, naturellement : au-delà de leur lutte quotidienne pour survivre, ces derniers conservent la possibilité de rêver… et de cauchemarder, comme en témoigne cet hallucinant chapitre 8 au cours duquel Biggs voit déferler des vagues de souvenirs plus ou moins frelatés.
Kenneth Calhoun ne tente pas d’expliquer l’origine de l’épidémie, et on lui en sait gré : il obtient de fait une impression d’étrangeté et d’indétermination qui prend tout son sens au regard du mal dont souffrent ses personnages. Lune noire se conçoit comme un roman d’atmosphère qui privilégie l’ambiance aux événements. Et c’est sur ce point précis que le livre achoppe pour l’essentiel : il manque d’enjeu, et pas qu’un peu. L’auteur a choisi de décrire la vie de quatre ou cinq protagonistes. Si la quête de Biggs pour retrouver sa femme présente un intérêt certain, on est au mieux indifférent, au pire lassé par les autres destins. La palme sans doute au duo Chase/Jordan, le premier étant obnubilé par son idée de retrouver la femme qu’il aime, et qu’il n’a su satisfaire (d’où, au passage, sa quête quasi sacrée de Viagra pour le jour où il la retrouvera) ; on a beaucoup de mal à s’intéresser à leurs péripéties, et l’engourdissement gagne au fil des pages – peut-être le but recherché par l’auteur, compte tenu de sa thématique ?
Reste un premier roman à l’atmosphère étonnante, doté d’un postulat de départ original mais imparfaitement abouti, en premier lieu dans son choix des trajectoires individuelles censées nous faire mieux comprendre l’impact sociétal d’un arrêt progressif de notre capacité à dormir.