Margaret ATWOOD
ROBERT LAFFONT
432pp - 23,00 €
Critique parue en janvier 2015 dans Bifrost n° 77
Il faut toujours peu de choses pour que tout bascule dans le chaos. A priori. Prenez en l’occurrence un scientifique de génie, un certain Crake, à l’enfance légèrement frustrée, rajoutez-lui à l’âge adulte le désir d’en finir avec la propension insupportable des hommes et femmes à s’entre-tuer et à gâcher la planète qui les héberge à titre pourtant gracieux, n’oubliez pas de lui assigner la tâche de construire en parallèle, et dans le plus grand secret, une nouvelle humanité bio-remodelée débarrassée des pires travers de leurs ascendants, mixez le tout avec les quelques survivants — bon et mauvais — à la tuerie planétaire orchestrée par le pauvre savant fou (une pilule du bonheur dûment empoisonnée), et vous obtenez le roman de Margaret Atwood.
Bien sûr, il n’est même pas question de mettre en doute le talent de conteuse de la canadienne (même si Atwood n’est pas une écrivaine de l’action), son sens inné du découpage d’une histoire, sa maîtrise des dialogues. Les retours en arrière fréquents pour expliquer le présent de l’histoire choisie par l’auteur sont de ce point de vue assez impressionnants, littérairement parlant. Un souffle profond et irrésistible nous pousse à tourner page après page.
Jusqu’au moment où les porcons — oui, des cochons grand format, bio-remodelés juste avant l’éradication de l’espèce humaine, et accompagnés d’autres joyeusetés animales tout aussi improbables, d’ailleurs — déboulent avec leurs grognements et leurs cerveaux augmentés. Et là, ce n’est plus défendable.
Autant le travail souterrain d’Atwood pour expliquer les prémices sociales et technologiques du monde post-pilule du bonheur est remarquable de syncrétisme et de réalisme, et on sent la formation universitaire solide de l’auteur lui permettant d’assimiler à la perfection des connaissances qui lui sont totalement étrangères, autant le bestiaire éparpillé par la Canadienne tout au long de l’histoire relève, comment dire ? de la candeur maladroite et… embarrassante. Tout simplement parce qu’il n’est pas possible de croire une seule seconde à ce mariage édifiant de la carpe et du lapin, à l’alliance punitive d’un groupe de survivants avec des cochons devenus très intelligents et communiquant par télépathie avec les premiers par le truchement des nouveaux gentils humains à la peau bleue créés par Crake, plus réceptifs parce que dépourvus de tout préjugé — les chanceux. Cela pourrait sûrement amuser un enfant, rendrait probablement sceptique un adolescent ; ici, la recette indigeste se contente seulement d’interloquer le pauvre adulte lecteur qui n’en demandait pas tant. Sans mentionner les récits ponctuant le roman, prodigués par la meneuse des survivants aux nouveaux gentils humains, ces derniers peut-être un peu bêtas mais surtout très naïfs, incapables de la moindre agressivité. D’où une narration explicative, répétitive et bêtifiée qui finit par lasser.
Dommage de ressentir autant de précipitation à finir un livre après avoir éprouvé un réel plaisir à en lire les deux cents premières pages.