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Les critiques de Bifrost

Maître de l'espace et du temps

Maître de l'espace et du temps

Rudy RUCKER, Paul DI FILIPPO, Marc LAIDLAW, Bruce STERLING
DENOËL
752pp - 29,00 €

Bifrost n° 42

Critique parue en mai 2006 dans Bifrost n° 42

Globalement peu connu en France, Rudy Rucker fait partie de ces auteurs injustement traités sous nos longitudes. Tir corrigé par « Lunes d'encre » avec Maître de l'espace et du temps, énorme pavé qui ne se contente pas du roman éponyme, mais fait office d'omnibus en y ajoutant un second roman, Le Secret de la vie, sans oublier un rassemblement inédit de nouvelles, À l'assaut du cosmos. Edition impeccable, donc, et très attendue par les rares connaisseurs de cet auteur curieux, situé quelque part entre Fredric Brown, Douglas Adams, Philip Dick et William Gibson, avec cette irrésistible touche de loose qui n'appartient qu'à lui.

Avant de se plonger dans (l'énorme) chose, mieux vaut se rappeler que Rucker est (aussi) mathématicien et plutôt calé en informatique. Diable, de la hard science, donc ? Que nenni, Rucker connaît la musique et s'en sert justement pour jouer faux avec un réel plaisir, un humour maîtrisé et un sens de la déglingue particulièrement réjouissant. Sexe, trous quantiques, musique, drogue et invasions extraterrestres foisonnent dans son œuvre, sans que jamais la ligne entre potentiellement possible bien qu'improbable et complètement grotesque soit jamais franchie. Au-delà de l'humour évidemment massif (mais subtil) qui imprègne la plupart des textes assemblés ici, force est de reconnaître que Rucker sait aussi se montrer triste, décalé et nostalgique d'un passé nécessairement meilleur sans parvenir à chasser l'angoisse de ce qui n'est pas et ne sera jamais. On retrouve ce sentiment dans Le Secret de la vie, jolie promenade à travers le journal intime d'un adolescent dans les années 60. Seul souci, ledit adolescent est (ou croit être) un extraterrestre aux préoccupations métaphysiques très éloignées de celles de ses camarades de classe (totalement humains, eux), centrées autour de ce qu'il y a de bien dans la vie : boire, faire la fête, coucher, etc. Si Conrad (c'est son nom) fait bonne figure au milieu de ce petit monde, reste qu'il possède d'étranges pouvoirs qui l'inquiètent. Qui l'inquiètent même beaucoup. Certes, Le Secret de la vie est drôle et très certainement autobiographique, certes, on le lit d'une traite, certes, tout ceci est très distrayant, mais le fond du roman est somme toute assez tragique. Le temps qui passe, ce qui ne revient plus, ce qui disparaît, à commencer par nous-mêmes.

Plus léger, mais pas non plus dénué de sérieux, Maître de l'espace et du temps est en cours d'adaptation cinématographique par Michel Gondry himself. Parrainage de haut vol pour un texte aussi drôle qu'inventif, aussi cyberpunk que délirant. Basé sur une merveilleuse invention (le Blonzeur) tombé du ciel (du futur, pardon) sur la tête de son inventeur qui n'a plus qu'à la renvoyer dans le passé pour la récupérer de la même manière, la chose permet de devenir, on s'en doutait, maître de l'espace et du temps. Pour le narrateur, c'est une bonne nouvelle, mais quand on projette des lézards dans l'avenir et qu'ils deviennent Godzilla, ça pose quelques soucis. Bref, la lampe d'Aladin, c'est beau, mais c'est un cadeau souvent empoisonné. Bourré de références (de Heinlein — et les mords moelle — à Flatland), Maître de l'espace et du temps est aussi inventif que barré, aussi délicieux à lire que délicat à comprendre (eh oui). Un petit bonheur.

Plus irrégulier, le recueil de nouvelles ajouté aux romans navigue entre le moyen et le formidable (notamment la nouvelle titre qui met magnifiquement en scène la Sibérie). À noter que plusieurs textes sont écrits en collaboration avec d'autres plumes aussi vives qu'inventives (Di Filippo et Sterling pour ne pas les nommer). Ça donne une vision forcément délirante d'un Pythagore lubrique et subversif (« La Racine carrée de Pythagore »), une étonnante variation autour d'un Jack Kerouac désagréable et complètement cramé (« L'Ecole Jack Kerouac de poésie désincarnée »), ou une balade autour du mythe kafkaien (« Le Cinquante-septième Franz Kafka »).

Au final, s'attaquer à ce nouveau pavé « Lunes d'encre », c'est aussi découvrir tout un pan de la S-F parfaitement inconnu en France, à défaut d'être totalement inédit. Précipitez-vous, que les textes soient récents ou plus vieux (début années 80), ils restent salés et savoureux. Chapeau.

Patrick IMBERT

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