Bien que situé dans un pays imaginaire (l’Orsinie, que l’on avait déjà abordé avec les Chroniques orsiniennes, publiées en français chez le même éditeur), Malafrena ne relève en rien de la science-fiction ou de la fantasy usuelles chez l’auteure. On peut bien parler de « littérature générale » pour ce roman, qui verse dans l’historique, avec une grosse influence de romantisme stendhalien.
Malafrena se déroule donc en Orsinia, dans les années 1820-1830. Nous y suivons essentiellement le destin du jeune Itale Sorde, étudiant amateur de lettres, et fougueux comme il se doit. Dans cette atmosphère fébrile de libéralisme et de nationalisme annonçant le Printemps des Peuples, et baignant dans le glorieux souvenir de la Révolution française puis de l’Empire, Itale se jette à corps perdu dans la politique. Il entend libérer son pays du joug autrichien, restaurer un royaume — une monarchie constitutionnelle, forcément — là où il n’y a pour l’heure qu’un grand-duché fantoche. Il a trouvé sa devise dans le Moniteur, dans ces célèbres paroles du député Vergniaud : « La liberté, ou la mort ! »
Aussi, à la fin de ses études, plutôt que de retourner s’installer définitivement dans sa campagne natale de Malafrena isolée dans les montagnes, le jeune homme, envers et contre tous — notamment son père, le bourru Guide, et aussi le destin qu’on lui a bâti de toutes pièces, passant presque obligatoirement par le mariage avec Piera, leur jeune voisine aristocrate —, décide de partir pour la ville, l’ancienne capitale de Krasnoy. Là, il fonde un journal, met de l’huile sur le feu, prêche la révolution… Il y rencontre des radicaux comme lui, pour bon nombre gens de lettres, et ne tarde pas à se construire une réputation dans les cercles avancés de la ville. Il est là, bien sûr, quand les Etats généraux se réunissent, pour prendre note de leurs consternants débats qui ne riment à rien… Mais son activité, inévitablement, le conduira à la proscription, et même à la prison : l’agitateur, sorti cependant quand l’écho des Trois Glorieuses mettra les rues de Krasnoy à feu et à sang (des pages très fortes, qui retournent le lecteur), aura ainsi l’occasion de perdre largement ses illusions… mais pas totalement, pourtant.
Mais, loin de Krasnoy, il y a donc Malafrena, et d’autres campagnes tout aussi perdues que l’on aborde au fil des pages, où se rendent les jeunes politiques pour étudier le pays qu’ils prétendent fonder. Là, au mi-lieu des vergers et des troupeaux, on ne se pose pas autant de questions qu’à la ville… ou, plus exactement sans doute, elles sont d’un autre ordre, bien plus terre à terre. Le roman joue beaucoup sur le contraste entre ces différentes atmosphères, et avec une certaine réussite.
Enfin, à la ville comme à la campagne, il y a des femmes… Le monde d’alors ne semble en mesure de concevoir son avenir qu’au travers de l’institution du mariage, et des enfants. Mais le roman abonde en beaux portraits de jeunes femmes fortes, que ce soit l’arrogante comtesse de Krasnoy qui séduit Itale, sa sœur Laura, ou, donc, son amie d’enfance Piera. Celles-ci, qu’e-les aient ou non véritablement conscience de lutter, et quelles que soient les raisons qu’elles se donnent, entendent bien elles aussi, à leur façon, gagner leur liberté… si tant est que la liberté soit possible, pour qui que ce soit.
Au fil des pages de Malafrena, le lecteur est ainsi emporté par la plume adroite d’Ursula K. Le Guin dans un monde complexe, où l’agitation des villes répond à la (fausse ?) sérénité des campagnes. Mais, au-delà de ces cadres, et sans négliger leur importance indéniable — ne serait-ce que sous forme métaphorique —, le roman vaut avant tout pour son questionnement de la liberté, sous toutes ses formes, et sa subtile et poignante peinture d’une jeunesse en quête d’idéal, alors comme tout le temps, là comme ailleurs. Plus qu’à son tour émouvant (mais pas vraiment dans les épisodes sentimentaux qui le parcourent, qui ont quelque chose d’anodin), le roman alterne judicieusement l’enthousiasme et la désillusion, autant dire l’optimisme et le pessimisme, jusqu’à la belle conclusion du comte Orlant, en forme d’injonction salutaire : « Allez-y, mes enfants, allez-y ! »