Comme à son habitude, Charles Unwin s’apprête à prendre son poste à l’Agence où il officie en tant que clerc. Ponctuel, il choisit la cravate appropriée pendant que son petit-déjeuner, une bouillie d’avoine, chauffe sur le feu. Puis, sa montre en poche, il descend récupérer sa bicyclette. Le bonhomme a mis au point une technique astucieuse pour pédaler le parapluie ouvert, procédé qui n’est pas un luxe, la pluie tombant à verse sur la ville depuis des jours et des jours. Cette routine éprouvée durant vingt années se trouve compromise lorsqu’il s’entiche d’une inconnue, vêtue d’un manteau écossais, rencontrée par hasard sur le quai de la gare. Sa bouillie brûle, il se trompe de cravate et manque d’oublier sa montre, mais, surtout : il est en retard. Un comble pour sa réputation d’employé minutieux. Et ce n’est pas tout ! Promu au poste de détective, une incongruité à ses yeux, il se voit contraint d’enquêter sur la disparition du détective vedette de l’Agence. Une nécessité, s’il souhaite élucider un certain nombre de falsifications d’affaires pourtant classées et retrouver le calme de son bureau du quatorzième étage. De crainte de déflorer l’intrigue, on ne dira rien des tenants et aboutissants d’un complot aussi nébuleux et lancinant qu’un mauvais rêve.
Avec ce premier roman, Jedediah Berry accouche d’une histoire étrange, voire baroque, sans se départir d’un humour absurde du plus bel effet. Ce parfait inconnu sous nos longitudes, œuvrant outre-Atlantique dans l’édition et l’écriture de nouvelles, réalise ici, avec ce coup d’essai, un coup de maître. Difficile en effet de ne pas paraphraser la quatrième couverture, tant le Manuel à l’usage des apprentis détectives impressionne par sa maîtrise. A l’instar de Noir de Robert Coover (lisez-le, si ce n’est déjà fait), Jedediah Berry puise son inspiration dans les tropes et archétypes du roman noir. Univers urbain, bars louches, détective employé par une agence (difficile de ne pas évoquer Dashiell Hammett et le Continental Op), femme fatale (ici multiple), pègre, tous les ingrédients du polar à l’américaine sont réunis dans ce qui ressemble, du moins au début, à un hommage au genre. Toutefois, Jedediah Berry inocule ce qu’il faut d’intelligence, d’habileté et de bizarrerie pour prendre le recul nécessaire avec ces éléments très codifiés. Et surtout, il détourne ceux-ci en multipliant les allusions à d’autres auteurs. On pense plus d’une fois à Kafka en découvrant la hiérarchie rigide de l’Agence, mais également à Borges, au moins pour la description des archives de l’Agence et pour la mise en abîme suscitée par le découpage du roman, comptant dix-huit chapitres comme le manuel de détection. La ville mais également la bande hantant la fête foraine réveillent des réminiscences de Gotham City. Les frères Rook, Enoch Hoffman, le génie ventriloque du crime, Cleopatra Greenwood, tous ne dépareraient pas aux côtés des gredins créés par Bob Kane. Bref, on reste fasciné par cette enquête menée entre songe et réalité, jalonnée de fausses pistes, de faux semblants et de coups de théâtre.
Au final, il serait dommage de négliger ce Manuel à l’usage des apprentis détectives, roman original et maîtrisé qui rappellera sans doute aux connaisseurs l’atmosphère des livres de Jeffrey Ford.