Yoko OGAWA
ACTES SUD
236pp - 21,30 €
Critique parue en octobre 2011 dans Bifrost n° 64
Au travers de ses nombreux textes, d’abord de très courts récits (comme « La Grossesse », prix Akutagawa, ou « L’Annulaire »), puis des romans de plus en plus longs (Hôtel Iris, Parfum de glace, Le Musée du silence…), Yôko Ogawa a assurément démontré qu’elle était l’une des plus brillantes plumes du Japon contemporain. Sa production, nourrie d’obsessions (pour le classement, la mémoire, les sens — déficients ou au contraire exacerbés —, l’organique et le médical…), tend régulièrement vers le — juste un peu — bizarre, le subtilement décalé, ce qui justifie à coup sûr sa place dans les pages de Bifrost. Elle déploie dans ses récits une imagination souvent déconcertante, magnifiquement servie par une plume à la musique très particulière, faite d’émotions à fleur de peau et de cruautés du quotidien déguisées sous un vernis de politesse et de douceur.
Manuscrit zéro est la dernière de ses publications françaises, toujours chez Actes Sud, son éditeur attitré. Et c’est un livre pour le moins étrange, résistant à la classification : s’il est présenté comme une « pause formelle » et une sorte de journal d’écrivain, on tend bien vite à ne pas se satisfaire de cette désignation, somme toute improbable. S’agit-il réellement d’une sorte « d’autofiction », mais alors passablement fantasmée, tant le bizarre est omniprésent ? Faut-il y voir des nouvelles (de plus en plus) entrelacées, comme pour l’excellent Tristes revanches ? Un roman ? Ou bien de simples amorces de romans, vite abandonnées, mais qui, jointes ainsi, prennent un nouveau sens ? Ce Manuscrit zéro, quel est-il au juste ? On peut bien fournir une réponse, malgré tout : une invitation au voyage intérieur, dans l’imaginaire d’un écrivain qui, peut-être, effectivement, se cherche, mais se livre pourtant, et, en nous confiant ces fragments narratifs souvent déroutants, fait œuvre et fait sens.
On suivra dès lors, au fil des pages, le parcours d’une femme écrivain — mais s’agit-il bien de Yôko Ogawa ? — multipliant les expériences fantasques : manger dans un restaurant où ne sont servies que des mousses, préalablement observées dans des boîtes de pétri ; resquiller dans des réunions sportives d’écoles, et plus tard mettre à profit cette expérience pour venir en aide à un pilleur de cocktails débutant ; raconter comment et pourquoi elle s’est livrée au plagiat ; subir l’indiscrétion d’un assistant social épiant tous ses faits et gestes, mais la récompensant néanmoins en jouant pour elle de la trompette (une composition personnelle sur des crevettes d’un genre pour le moins particulier) ; dégager les grandes lignes des romans d’un vieil écrivain ; assister à un concours de pleurs d’enfants ; participer à une excursion touristique où le retard est fatal…
On reconnaît dans ces histoires courtes l’univers si singulier de Yôko Ogawa, et on s’y baigne avec plaisir, comme dans du lait maternel (ce que propose le Santé Super Land). Mais on devine aussi, sous la surface, au-delà des motifs récurrents, une vision d’ensemble : Manuscrit zéro, avec sa forme déconcertante, est assurément le livre d’un écrivain qui s’interroge sur son travail et en dévoile les mécanismes, avec un brio proprement fascinant. Une excursion touristique, là encore, faite de rencontres étranges, d’amorces d’histoires, de fragments, de parcelles, témoignant peut-être d’une certaine frustration, mais s’élevant pourtant, par la juxtaposition, au statut d’œuvre à part entière.
On ne fera pas de Manuscrit zéro le plus séduisant des écrits de Yôko Ogawa, tant elle a su par le passé nous prodiguer petits bijoux de récits et romans remarquables. Mais il a tout du livre rare, qui vient éclairer sous un jour nouveau toute la production de l’auteur. En tant que tel, il est indispensable pour les amateurs de la dame. Il peut aussi constituer une porte d’entrée tout à fait recommandable pour son œuvre, ainsi mise à nu comme peu d’auteurs se le permettent, et qui gagne à cette exposition une aura étonnante et brillante.